dimanche 25 mars 2018

Shirley, de Charlotte Brontë

Charlotte BRONTË
(1816-1855)



Shirley

En mars 2017, La Compagnie des auteurs (France Culture) a consacré quatre émissions à la fratrie Brontë. Dans l'une d'elles, l'un des invités (Dominique Jean, ancien directeur de l'UFR Textes et Sociétés de Paris VIII) a dit que son roman préféré était Shirley, écrit par Charlotte. Ma curiosité est immédiatement piquée.

Le livre s'avère être un pavé de plus de sept cents pages en format poche. Encouragée par la recommandation, je ne m'arrête pas à cette bagatelle, l'achète... mais le place sur la pile des livres à lire ; où il a attendu presque un an. 

J'ai mis du temps à le lire (cours à préparer, montagne de copies à corriger, etc.) mais le retrouvais matin et soir avec énormément de plaisir. 

Le roman se situe dans le Yorshire et l'action se déroule sur deux ans (1811-1812). C'est un roman social dans le sens où ces dates correspondent à la dépression industrielle occasionnée par les guerres napoléoniennes et à l'embargo sur les produits britanniques. Charlotte y introduit aussi un panorama du clergé de son époque, avec une série de six portraits de pasteurs. De fait, le roman commence avec quatre d'entre eux : "Depuis quelques années, une véritable pluie de vicaires s'est abattue sur le nord de l'Angleterre : aussi, chaque paroisse en possède-t-elle un, sinon plusieurs, assez jeunes pour être actifs, et qui doivent certainement faire beaucoup de bien." L'ironie est lancée. 

Puis, la narratrice - omniprésente - nous présente un personnage avec lequel on sympathise d'emblée, Caroline Helstone, orpheline de père, dont la mère a disparu, et qui a été élevée par son oncle, un pasteur sévère et misogyne. Parallèlement, nous avons ses cousins, Hortense et Robert Moore (leur frère Louis apparaîtra plus tard). Nés et élevés en France dans une famille de commerçants, ruinés par la Révolution, ils ont émigré en Angleterre, patrie de leur grand-père paternel. Robert Moore veut reconstituer la fortune de la famille et loue une fabrique de draps. Le contexte historique (embargo) et social (mécanisation de la production et chômage d'une grande partie des ouvriers) est pourtant contre lui. Il va devoir affronter plusieurs révoltes d'ouvriers avec lesquels il se montre intraitable. Malgré sa beauté, le personnage a peu de chance de nous plaire ; pourtant Caroline en est amoureuse ; pourtant la narratrice lui trouve des circonstances atténuantes et vante sa force de caractère. Nous sommes alors bien forcés de lui laisser une chance. 

Page après page, le lecteur suit l'action, ému par la peine de Caroline que le caractère sombre et taciturne de son cousin n'épargne pas, amusé par l'arrogance ridicule d'Hortense, agacé par les tirades misogynes de l'oncle pasteur, choqué par le sans-gêne et l'ineptie des quatre jeunes vicaires, réconforté par la sagesse du révérend Hall, irrité par la famille Yorke et ses méthodes éducatives. Sans oublier la colère du peuple, le sentiment d'injustice. La révolte gronde. Les notables s'unissent. L'affrontement promet d'être terrible. 

J'arrive ainsi, un peu comme lors d'une promenade dans la lande, balayée par les vents ou inondée de soleil selon la saison, à la page 212, fin du chapitre 10. Tout à coup, je me dis : "Mais au fait, le roman s'appelle Shirley : où est-elle ?" Eh bien Shirley n'arrive qu'au chapitre 11. Orpheline, ayant perdu ses parents dans son enfance, elle a hérité d'une immense fortune. Maintenant majeure, elle a décidé de s'installer dans son domaine de Fieldhead, où se trouve la fabrique de draps que Robert Moore a louée. Elle arrive avec sa ancienne gouvernante, madame Pryor. 

Dès son arrivée, l'action s'accélère. Caroline et elle deviennent très vite amies. Robert hésite entre l'amour qu'il éprouve pour Caroline (amour dont il n'est toutefois pas conscient) et l'intérêt financier qu'il aurait à contracter une union avec Shirley. Caroline, suffisamment intelligente pour comprendre la situation, en souffre au point de tomber malade.

La situation sociale arrive à son paroxysme... et Robert, aidé de la branche conservatrice, va la résoudre avec la poigne et le sang-froid qui le caractérise. Puis, brusquement, il part à Londres où il va rester plusieurs mois.

Pendant ce temps, Shirley reçoit les Sympson, la famille au sein de laquelle elle a grandi. Avec elle entre en scène Louis Moore, que la nécessité a converti en précepteur du fils Sympson, Henri, après avoir été celui de Shirley. La présence de ses cousins Sympson, imbus de morale bien pensante et pourtant bon marché, va pousser Shirley à s'affirmer face au despotisme de son oncle et à ses ambitions - matrimoniales s'entend - en ce qui concerne un futur "convenable" pour sa nièce : "Par malheur, Shirley et lui, depuis l'enfance de la jeune fille, avaient continuellement été en désaccord sur la signification du mot convenable." (p. 525)

Les personnages principaux sont construits en contraste. Shirley est aussi vive et rebelle que Caroline est posée et conformiste. Toutes deux sont cependant d'une intelligence subtile qui leur permet de faire preuve d'une franchise rafraîchissante et souvent nécessaire. Robert est sombre, égoïste, arriviste mais pugnace : il force l'admiration. Louis est calme, d'une patience à toute épreuve, réfléchi et bon, mais blessé par sa déchéance sociale : on l'aime d'emblée. 

Les personnages secondaires se glissent parmi les protagonistes. Henri Sympson, enfant handicapé, est le meilleur soutien de sa cousine Shirley qu'il adore. Le révérend Hall devient très vite la force qui aide Louis à affronter ses angoisses. Quant à madame Pryor... c'est le coup de théâtre ! 

Charlotte Brontë est ici loin d'être de l'auteure de Jane Eyre, ce roman gothique et sombre, hanté par la folie. C'est une écrivaine drôle, pleine de ressources narratives et se jouant de son lecteur : "Oui, lecteur, il nous faut maintenant régler les comptes. Il ne me reste qu'à narrer brièvement l'ultime destin de certains de mes personnages, après quoi vous et moi devrons nous serrer la main et nous séparer pour quelque temps." (p. 705)

Le style surprend par son naturel et sa légèreté. Cela ne l'empêche pas d'être mordante et intraitable, ce dont les quatre jeunes vicaires font notamment les frais car aucun ne trouve grâce à ses yeux : "Mme Gale déteste M. Malone plus qu'aucun des autres, mais elle le craint aussi car il est grand et solidement bâti : ses jambes, ses bras, ses traits sont vraiment irlandais, non pas une figure du style Daniel O'connell, mais un visage aux lignes accusées, comme ceux des Indiens d'Amérique, qui est propre à certaine classe de gentlemen irlandais, et un regard fixe, hautain, qui conviendrait mieux à un possesseur d'esclaves qu'au propriétaire de libres fermiers. Le père de M. Malone se disait gentleman, il était pauvre, endetté et bêtement arrogant ; son fils lui ressemble." (p. 19) Parlant du même personnage à la fin, elle écrit, en s'adressant à lui : "Si je devais dépeindre la catastrophe que fut votre vie, le public aurait une crise de nerfs et demanderait à respirer des sels volatils ou des plumes brûlées. Les uns diraient : c'est impossible ! D'autres : ce n'est pas vrai ! Ailleurs : comme c'est peu artistique !" (p. 705)

Caustique, inventive, engagée : je préfère nettement cette Charlotte-là. Merci donc à Dominique Jean de me l'avoir fait découvrir. 

Shirley, traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Joseph Vilar, Archipoche, 2013, 724 pages