jeudi 26 mai 2016

Une exposition : Jardins d'Orient (Institut du Monde Arabe)



JARDINS D’ORIENT

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de l'Alhambra au Taj Mahal



Courez voir l'exposition "Jardins d'Orient" à l'Institut du Monde Arabe ! C'est un enchantement, une merveille.

A travers un parcours intelligemment balisé de divers supports (commentaires, objets d’arts, vidéos), on apprend à connaître l’importance d’un jardin. « Apprivoiser la nature », « dessiner un jardin d’Orient », « miroir de la société », « fascination réciproque », « source de modernité » sont autant d’étapes pour comprendre pourquoi tout commence (Eden) et termine dans un jardin (paradis, de l’iranien avestique pairidaēza qui signifie « jardin enclos »). Alpha et oméga de notre humanité, le jardin est notre équilibre. D’où le fait que de nombreuses villes modernes repensent leur conception en introduisant de grands jardins. A la fin du parcours, vous verrez plusieurs vidéos qui vous présenteront divers projets menés en ce sens en Orient.

Au fil de la visite, vous croiserez de nombreuses œuvres d’artistes, essentiellement orientaux. Dès l’entrée, on est frappé par la somptueuse tapisserie de l'Egyptien Ali Selim devant laquelle on pourrait passer des heures à détailler là un canard, là un dattier, un groupe de femmes, un ensemble de maisons, une rivière sinueuse, des oiseaux qui passent devant des nuages, etc.

On sourit devant Lovers Picnicking, « maxiature » de l'Iranienne Soody Sharifi qui revisite avec humour les miniatures persanes et les associe grâce au collage au monde iranien tel qu’il est aujourd’hui.


Concert nocturne dans un jardin, tableau de la Libanaise Fatima El-Hakb est une version lumineuse du thème classique qui associe jardin, musique et conversation. 



Dans les années 1920, Henry Valensi (Français né à Alger) peint Dans les jardins d’Alger dans lequel il reproduit la composition en quatre parties d’un jardin oriental, tel que l’ont conçu les Perses puis les Iraniens. Une salle entière est consacrée à ce chapitre essentiel pour comprendre la conception religieuse du jardin musulman : un enclos au milieu duquel une fontaine irrigue quatre carrés séparés par des rigoles ou des allées ; les quatre rivières du paradis musulman, où coulent une eau pure, du lait, du vin et du miel. Dans les carrés, une profusion de plantes avec une prédilection pour les cyprès, les agrumes, la vigne et les roses  car le paradis est aussi une école des sens : la vue (couleurs, symétrie de l’agencement du jardin), l’ouïe (l’eau qui coule toujours calmement, le chant des oiseaux, la musique), le goût (les fruits comme la grenade, la figue et la datte) et le toucher associé à l’odorat. 


Le jardin est le miroir de notre société, comme le suggère la sculpture "Olivier" du Palestinien Abdul Rahman Katanani, symbole de paix au milieu des fils barbelés. 


Du côté technique, on apprend comment fonctionne la vis d'Archimède grâce à laquelle, selon la légende, étaient irrigués les jardins suspendus de Babylone, dont un film propose une reconstitution 3D. 

Un documentaire ludique, poétique et très complet de Valéry Gaillard vous dira tout sur l’incroyable histoire du « tapis jardin » de Cracovie (mais tissé en Iran) et sur l’importance de ce genre dans la société iranienne.
Le passage qui m’a particulièrement touchée est celui consacré au Simorgh, oiseau fabuleux de la mythologie persane, parce qu’il m’a rappelé la lecture de la Conférence des oiseaux (XIIe) de Al-Din Attar, ce conte mystique qui relate la quête de trente oiseaux partis à la recherche du Simorgh, leur roi, et qui, au terme d’une série d’aventures, de doutes, de découragements, d’abandons et d’incertitudes, se retrouvent face à un miroir qui leur renvoie leur image : le Simorgh, c’est eux-mêmes car « si morgh » en persan, signifie « trente oiseaux ».
Voilà peut-être pourquoi les commissaires ont choisi une représentation de cet oiseau pour représenter l’exposition : le jardin, c'est le meilleur de nous-mêmes.

Alors que je traînais comme d’habitude dans la magnifique librairie, et choisissais quelques cartes postales, une dame s’est approchée et m’a dit : « N’est-ce pas, cette exposition réconcilie avec le genre humain ? Finalement, on sait faire autre chose que détruire ! » C’était vrai. Quand j’écrivais plus haut enchantement, j’aurais pu tout autant écrire espoir, quand j’écrivais merveille, j’aurais pu écrire vie.

« En notre époque profondément bouleversée, où les valeurs humaines s’amenuisent, où l’art et la culture sont mis en danger, quoi de plus intime, de plus rassurant que le jardin. Il réveille au plus profond de nous l’image paisible d’une nature bienfaisante. L’art des jardins parle d’héritage, de culture, d’environnement, mais aussi de société, du bien vivre ensemble et de liberté, abolissant toutes les barrières. »
(Sylvie Depondt, catalogue de l’exposition, p. 9)

Après, allez dehors, dans le jardin anamorphosé conçu par le paysagiste Michel Péna, et lisez assis dans de confortables fauteuils, dégustez une tartelette aux dattes et aux pistaches... en respirant l'odeur des roses.

Jardins d’Orient. De l’Alhambra au Taj Mahal, Institut du Monde Arabe, jusqu'au 25 septembre 2016.

mercredi 18 mai 2016

Drôles de mots : un amphigouri, amphigourique


Il s’agit d’un discours obscur, contradictoire, et par conséquent inintelligible. 
 
Goethe, par exemple, avait sûrement une dent contre les philosophes quand il écrivait : « Tout bien considéré, la philosophie n’est que le sens commun en langage amphigourique. » (Maximes et Réflexions, traduites pour la première fois par S. Sklower, Paris, 1842, p. 166)

Dans son chapitre « Les parodies amphigouriques » (Persifler au siècle des Lumières, éditions Créaphis, 2016), Elisabeth Bourguinat explique que le discours amphigourique connut une véritable mode au début du XVIIIe siècle. A l’origine, il veut se moquer des vers absurdes que contiennent certaines tragédies. Ainsi :

« Un jour qu’il faisait nuit, je dormais éveillé,
Tout debout dans mon lit sans avoir sommeillé,
Les yeux fermés, je vis le tonnerre en silence
Par des éclairs obscurs annoncer ma présence.
Tout s’enfuit, nul ne bouge, et ce muet fracas
Me vit voir en dormant que je ne dormais pas. »
(René Alleau, Dictionnaire des jeux, 1964)

Le plus amusant est qu’il semble que ces amphigouris aient visé en premier les tragédies de Voltaire, notamment Œdipe (1718), que ses contemporains trouvaient incohérente.

« Peuples, un calme heureux écarte les tempête ;
Un soleil plus serein se lève sur nos têtes ;
Les feux contagieux ne sont plus allumés ;
Vos tombeaux qui s'ouvraient sont déjà refermés ;
La mort fuit ; et le dieu du ciel et de la terre
Annonce ses bontés par la voix du tonnerre.
(Ici on entend gronder la foudre, et l'on voit briller les éclairs.) »
(Voltaire, Œdipe, acte V, scène 6)

Il est effectivement assez étrange d’ « entendre gronder la foudre » et « la voix du tonnerre » dans un « calme heureux ». On ne sait plus où on en est : la tempête est-elle terminée, ou pas ? Par ailleurs les oppositions feux et allumés, mais surtout « tombeaux qui s’ouvraient » et refermés sont très peu subtiles. On comprend pourquoi Voltaire n’est pas connu en tant que tragédien… mais en tant que philosophe !


Jusqu’à présent, quand je lisais dans les copies de mes étudiants des phrases telles que « je déjeune avec moi » ou « il va beaucoup mieux depuis qu’il est malade », ou encore « j’allume mon ordinateur quand j’éteins la lumière », j’éclatais de rire d’abord, je barrais ensuite, puis ajoutais dans la marge le fatidique et rédhibitoire « non sens ». Mais, au terme de cette exploration linguistique, je viens de comprendre : mes étudiants pratiquaient l’amphigouri !