Steve TESICH
(1942-1996)
Karoo
(Karoo)
J’ose affirmer que ce roman est une mine
de symboles, de métaphores, d’énigmes. Sa richesse est à la hauteur de son
exigence et c’est elle qui m’a fait lire ce roman de presque six cents pages en
à peine une semaine : je savais qu’à chaque page, j’apprendrais quelque
chose sur la nature humaine, sur le désespoir qui lui est inhérent, sur l’abandon
de Dieu, sur la vanité.
Saul Karoo est un personnage fascinant
comme le sont Dom Juan, la marquise de Merteuil ou Jean-Baptiste Clamence. Tous
sont iconoclastes et en même temps conscients de leur nature pécheresse. Ils la
revendiquent même comme l’expression de leur liberté. Comme les trois
personnages cités plus haut, Saul Karoo devra payer ses fautes ; comme aussi
son homonyme dans la Bible, le roi qui voulut connaître le scénario que Dieu
lui réservait en consultant une voyante.
Saul en hébreu veut dire
« désiré ». Désiré, il le fut mais trahit très tôt l’amour que ses
parents avaient mis en lui. De là, cette dualité que le père (juge comme par
hasard) voit en lui à la fin de sa vie : le bon fils, Paul (humble en latin), et le mauvais, Saul.
Mais Karoo n’est, quoi qu'il en dise, pas plus humble que Clamence. Et puis,
il ne se désire pas lui-même. De là aussi un désert affectif qui l’empêche de
vivre l’intimité. Il ne peut la vivre, selon son expression, qu’« en
public », ce qui l’amène à trahir ce que les autres attendent de lui.
La trahison est en effet l’essence même
de Karoo. Trahir son ex-femme Dianah, trahir son fils Billy, trahir la seule
femme qu’il ait aimée, Leila, en ne lui révélant pas la nature véritable des
liens qui unit cette dernière à Billy. Trahir l’art aussi en récrivant
d’excellents scénarios pour les abaisser au goût du public. Ou pour permettre à
la femme aimée de réaliser son rêve. Vu selon ce dernier point, le crime de
Karoo est celui d’avoir fait le mal en voulant faire le bien.
Mais Karoo possède la lucidité des manipulateurs.
Ou des désespérés :
« J’étais plutôt
lucide. J’étais riche d’une lucidité pénétrante, d’une véritable clairvoyance.
Mais cela ne m’avançait à rien. Ce dont j’avais besoin était plus que de
la simple clairvoyance. Ce dont j’avais besoin, c’était d’une clairvoyance
universelle qui pourrait remonter à la source même de toutes mes maladies. »
Car, depuis peu, il est malade, une
maladie étrange : il a beau boire, jamais il ne devient ivre. Cette
maladie a peut-être son origine dans l’hubris
dont l’accuse son gestionnaire. Saul a enculé (désolée, c’est vraiment le terme) le
plus de monde possible, dans le seul but de jouir de son pouvoir. Intelligent,
d’une intelligence démoniaque (le portrait qu’il nous fait de son ex-femme et
de ses délires psychanalytiques est on ne peut plus jouissif en effet), il sait
qu’il est le meilleur dans sa branche et se sent immunisé contre tout. Cette
sensation d’omnipuissance l’a même poussé à refuser de prendre une assurance
maladie[1]. Son
talon d’Achille (tout le monde en a un, les trois figures littéraires citées
plus hauts ne font certes pas exception), c’est le producteur Jay Cromwell, le
Grand Enculeur. Il est le seul devant lequel Saul s’agenouille, ce qui l’énerve
au plus haut point car Cromwell lui révèle ainsi ses limites. Il rêve dès le
début du livre de se frotter à lui, de lui dire ses quatre vérités. Il n’y
arrivera pas.
Cependant, qu’on ne se s’y trompe pas :
Karoo n’est pas un roman à thèse, c’est
un roman au cours duquel on éclate souvent de rire. En cela, Saul est très différent
de Clamence dont l’humour ressemble plutôt à celui d’une hyène. Un exemple ? La
conversation téléphonique entre Saul et son gestionnaire, Jerry, furieux que
Saul ait boycotté son rendez-vous médical avec un médecin "arrangeant"
afin de le faire accepter par une compagnie d’assurance. C’est une scène d’anthologie
où un Jerry rageur fait un cours de mythologie grecque à Saul. C’est lui aussi
qui lui parle de son problème d’hubris.
« C’est ça l’hubris, Saul. C’est cette putain d’hubris, jusqu’à la garde. Vous êtes en
train de vous foutre de Zeus.
(…)
Et comme si je mettais
ses paroles en doute, il entreprit de me dire exactement qui était Zeus. (…)
Jerry ne se contenta pas de passer en revue toute la famille, il me débita les
noms de presque tous les dieux de la Grèce antique, ainsi que leurs noms
romains. (…) »
Jerry réattaque le lendemain. Devant la
réaction goguenarde de Saul, il s’énerve encore, reparle d’hubris, et Saul de conclure :
« Et donc, une fois
encore, mais ce coup-ci par une autre route, je me retrouvai cerné par les
dieux vengeurs de la Grèce antique. »
La démesure, cet orgueil qui défie les
dieux – l’hubris donc – était considérée
comme un crime dans la Grèce antique. Au milieu de la farce, il y a en
effet la tragédie.
La tragédie de Saul, c’est lui-même qui
la met en place. On part d’un rien : il retrouve par hasard la mère
biologique de son fils Billy, que Dianah et lui ont adopté bébé. Il décide de
faire quelque chose de bien. Oh, ne vous faites aucune illusion, Saul ne fait
pas le bien, il veut se vanter de l’avoir fait, ce qui est très différent.
Quoique. Il ment tellement aux autres et d’abord à lui-même qu’on ne sait pas
(lui non plus d’ailleurs) quand il est sincère. C’est le problème des
manipulateurs.
Il mène son enquête : elle s’appelle Leila Millar et habite
en Californie où elle essaie de percer comme actrice. Sans succès. Elle doit se
contenter d’être serveuse dans un bar. Il décide alors de réaliser son rêve :
il va détruire une œuvre d’art, un film du plus grand cinéaste du moment,
appelé le Vieil Homme, pour que Leila ait son heure de gloire. Il présente
ensuite cette dernière à Billy mais ne leur dit rien du lien qui les unit. Saul
ne sait pas qu’il joue avec le feu. Le tigre se réveille, celui que Cassandre
évoque tout au début de La Guerre de
Troie n’aura pas lieu : la métaphore du destin. Personne ne lui
échappera, sauf Cromwell bien sûr puisque Zeus, c’est lui.
Si j’évoque le conflit troyen, ce n’est
pas par hasard car Saul rêve d’écrire le scénario d’une Odyssée des temps modernes
qui se déroulerait dans l’espace. Mais il n’a jamais dépassé la première page. Il
lui suffit de savoir qu’il pourrait l’écrire : « Je suis qui je suis
et ça suffit comme ça », dit-il. Quel peut bien être le point commun entre
Saul et Ulysse ? A part l'esprit manipulateur, bien entendu. Eh bien le désir,
mais un désir qui veut le rester, car le concret leur fait peur. D’où cette
dérive permanente. Pour Ulysse, ça a duré dix ans, pour Saul, toute la vie. Ses
dernières heures sont également une dérive vers Dieu, sans jamais l’atteindre.
Car Dieu est un être fuyant, tout autant que Saul l’a été. Il en est conscient :
« Si j’étais Dieu,
je n’aurais pas le cœur d’apparaître maintenant. Pas après que ces livres et
des millions d’autres ont été écrits. Non, je n’aurais pas le cœur d’apparaître
aussi tard pour dire : « Me voilà, je suis venu vous dire la vérité
et rendre superflus les siècles que vous avez passés à la rechercher. »
Non, s’Il était vraiment un dieu d’amour, Il resterait dans son coin. Il était
trop tard maintenant. »
C’est au moment de sa dérive vers la mort
que Saul pourra enfin écrire son scénario. Il sera un Ulysse en quête d’une
rédemption que Dieu lui refusera en lui refusant la rencontre. Condamné à vivre dans
son sillage sans jamais l’atteindre, voilà le destin de Saul, le Désiré qui n’éprouve
aucun désir, pas même celui qu’on lui pardonne :
« Il avait espéré
que Dieu ferait disparaître sa douleur une fois pour toutes, mais il découvre
maintenant qu’il n’existe rien qu’on pourrait qualifier "d’une fois pour
toutes".
On ne peut,
découvre-t-il, s’amender.
Il aura beau aimer comme
il peut, aimer comme il aime, il sait maintenant qu’aucun moment sans amour ne
peut être rattrapé.
Jamais.
Il ne peut pas non plus
combler le fossé qui le sépare de Dieu. Il continue à voguer dans le temps et l’espace
ainsi créés, mais Dieu le Créateur est toujours devant, créant toujours
davantage, et la distance qui les sépare ne se réduira jamais. »
Voilà comment Saul Karoo, "correcteur"
de scénarios n’a jamais réussi à corriger celui de sa vie. La condition
humaine, me direz-vous. Je dirais plutôt une chute vertigineuse dans le
non-soi.
Steve TESICH, Karoo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke, Seuil, « Points »,
2012, 593 pages
[1] Nous supposons que le lecteur sait
comment fonctionne le système d’assurance maladie aux Etats-Unis.