samedi 3 mai 2014

Un poète parle d'un autre poète : biographie d'Ángel González par Luis García Montero



Luis GARCÍA MONTERO
(né en 1958)

           
                         Luis García Montero                                                         Ángel González


Mañana no será lo que Dios quiera
                     


L’année dernière, à Grenade, mes lectures ont été très majoritairement espagnoles, malheureusement parfois d’œuvres non traduites en français. C’est pourquoi ce blog a été un peu en pause durant cette période. On m’aura pardonné, je l’espère, cette parenthèse qui m’a permis de faire une orgie de livres auxquels je n’aurais pas eu accès en France.
Je doute toutefois que l’émouvante biographie du poète Ángel González, publiée en 2009 par un autre poète, grenadin de surcroît, Luis García Montero, trouve éditeur en France puisque le poète dont il est question n’est lui-même pas traduit[1]. Alors, une fois n’est pas coutume, je ne peux résister à l’envie de vous faire partager cette lecture. Je traduirai moi-même les poèmes de González que je citerai, ainsi que les extraits du livre de García Montero. Soyez indulgents !

Commençons par une confession, plutôt deux :
García Montero est un poète dont j’ai souvent entendu parler depuis que je suis venue étudier à Grenade, il y a de cela presque trente ans, mais que je n’ai jamais lu. Mea culpa.
Avant de consulter la quatrième de couverture du livre de García Montero, je n’avais jamais, mais jamais, entendu parler d’Ángel González. Je sais que je ne sais rien : une vie, aussi longue soit-elle, ne suffira jamais à combler les lacunes d’un esprit amoureux des Lettres. J’en ai pris mon parti et remercie le poète grenadin de m’avoir donner l’occasion « de mourir moins bête ce soir », selon l’expression consacrée de mon père quand il apprenait quelque chose de nouveau.

Cela dit, le premier chapitre met à l’aise la novice que je suis :
« Je ne sais si vous connaissez le poète Ángel González. Son nom évoque un mélange de philosophe classique et de sage du village, de survivant stoïque qui a tout vu et raconte tout alors qu’il demande un dernier verre pour prolonger la nuit qui, inexorablement, se perd déjà dans la fissure rougeâtre de l’aube. Derrière sa barbe blanche se cachent un menton trop court et une vie trop longue. »

Cette biographie, selon le vœu d’Ángel González, raconte les vingt-cinq premières années de sa vie, soit de sa naissance à Oviedo à son départ pour Madrid afin d’étudier le journalisme. Ángel González Muñiz est né le 3 septembre 1925 à Oviedo (Asturies), fils d’un professeur de mathématiques, et de la fille d’un professeur de mathématiques[2]. Qu’est-il donc allé faire dans la galère des Lettres, de la Poésie de surcroît ?

Première anecdote amusante : à sept ans, lors d’un cours de mathématiques, l’instituteur annonce qu’il va parler des nombres hétérogènes et, le sourire aux lèvres, demande aux gamins s’ils savent ce que c’est. Là, une petite main se lève et récite la définition par cœur. Je résume la scène à ma manière :
L’instituteur, interloqué : « Mais comment tu sais ça, toi ?
Le gamin (notre Ángel González) : « Ben, c’est mon père et mon grand-père qui les ont inventés. »
Vrai : le grand-père a écrit un ouvrage intitulé Nociones de aritmética que son gendre n’a cessé d’actualiser. Faux : bien évidemment le gamin affabule mais, bercé depuis l’enfance par les chiffres, il est convaincu « qu’il appartient à une famille qui a inventé les nombres, les unités de mesure, les fractions et les proportions ».

Sans renier les chiffres, ce même bambin va toutefois choisir les mots. Cela se sent dans la biographie, aussi droite dans sa structure que les faits historiques qu’elle évoque (Seconde République, insurrection des Asturies, Guerre Civile et dictature franquiste), mais qui n’oublie ni les parallèles ni les perpendiculaires car ces faits ont fortement affecté sa famille. La biographie de García Montero suit en quelque sorte de façon mathématique le chemin d’un homme qui a préféré la rondeur et l’infini possible des lettres.

C’est ainsi que naît par exemple le concept de « mort de mort impossible » grâce à laquelle le poète grenadin évoque la figure du père, décédé quand le futur poète avait à peine deux ans, mais aussi celle du grand-père maternel. Les « morts de mort impossible » sont nos « voix chères », selon l’expression de Verlaine, qui nous accompagnent tout au long de notre vie, dont le souvenir est entretenu par les vivants qui les ont connues, et qui influencent nos choix, voire les conditionnent, consciemment ou non, ces « personnes très connues que l’enfant n’a pas eu le temps de connaître ». Tout le paradoxe du concept est là. Sa force aussi : « la réalité est faite de matières flexibles qui s’étirent et se contractent pour se remplir d’échos », écrit García Montero.

Le chapitre 12 est celui qui donne son titre à la biographie. Construit comme une mélopée, il fait une nette différence entre l’avenir et le futur, poèmes à l’appui :

Porvenir                                                                              Avenir
Te llaman porvenir                                                                  On t’appelle avenir
porque no vienes nunca.                                                        Parce que tu ne viens jamais.
Te llaman: porvenir,                                                               On t’appelle : avenir,
y esperan que tú llegues                                                         Et on s’attend à ce que tu arrives
como un animal manso                                                          Comme un animal docile
a comer en su mano.                                                               Manger dans notre main.
Pero tú permaneces                                                                Mais tu restes
más allá de las horas,                                                             Au-delà des heures,
agazapado no se sabe donde.                                               Caché on ne sait où.
(…)                                                                                              (…)

El futuro                                                                             Le futur
(…)                                                                                              (…)
Pero el futuro es otra cosa, pienso:                                     Mais le futur, c’est autre chose, je pense :
tiempo de verbo en marcha, acción, combate,                 Temps de verbe en marche, d’action, de combat,
movimiento buscado hacia la vida,                                     Mouvement cherché vers la vie,
quilla de barco que golpea el agua                                      Quille de bateau qui frappe les eaux
y se esfuerza en abrir entre las olas                                    Et s’efforce d’ouvrir entre les vagues
la brecha exacta que el timón ordena.                               La brèche exacte que le gouvernail ordonne.
(…)                                                                                             (…)
Pero nada es aún definitivo.                                                Mais rien n’est encore définitif.
mañana he decidido ir adelante,                                         Demain j’ai décidé d’aller de l’avant,
y avanzaré,                                                                               Et j’avancerai,
mañana me dispongo a estar contento,                             Demain je suis prêt à être content,
mañana te amaré, mañana                                                   Demain je t’aimerai, matin
y tarde,                                                                                      Et après-midi,
mañana no será lo que Dios quiera.                                   Demain ne sera pas ce que Dieu veut.
(…)                                                                                             (…)

Fatalité contre espoir, trahison contre permanence, désespoir contre lumière. En définitive, coups du sort contre volonté de les vaincre. « Le futur est un bon argument pour ceux qui ont besoin de penser qu’une défaite ou un malheur ne sont pas définitifs », résume García Montero, « parce que la narration ne s’arrête jamais », ajoute-t-il plus loin pour finalement conclure : « Le futur offre la chaleur qui manque aux nuits d’hiver, brûle comme un feu complice parce que ce n’est pas le hasard qui allume ses flammes ».
 
Ángel González à quatre ans
(photo de couverture de l’édition espagnole)

Le chapitre 14 aborde à travers une anecdote le début du « temps de l’humiliation ». Un jeune Phalangiste, ancien compagnon de jeu, menace de mort l’enfant de neuf ans pointant son arme contre sa poitrine. « Pour changer d’âge, on n’a pas besoin que passent les années, il suffit de quelques jours, d’une après-midi, d’une mauvaise rencontre, pour comprendre qu’on doit pleurer en cachette, que le temps de l’enfance est révolu. » Nous sommes le 21 janvier 1937. Le temps de l’humiliation, des exécutions, des perquisitions, de la peur enfin.

Primera evocación                                                                 Première évocation
Recuerdo                                                                                           Je me souviens
bien                                                                                                     bien
a mi madre.                                                                                       de ma mère.
Tenía miedo del viento,                                                                  Elle avait peur du vent,
era pequeña                                                                                       elle était petite
de estatura,                                                                                        de taille,
la asustaban los truenos,                                                                 les coups de tonnerre l’effrayaient
y las guerras                                                                                       ainsi que les guerres
siempre estaba temiéndolas                                                           elle les craignait toujours
de lejos,                                                                                               de loin,
desde antes                                                                                         bien avant
de la última ruptura                                                                          la dernière rupture
del Tratado suscrito                                                                          du Traité signé
por todos los ministros de asuntos exteriores.                           par tous les ministres des affaires étrangères.

Recuerdo                                                                                            Je me souviens
que no comprendía.                                                                         que je ne comprenais pas.
El viento se llevaba silbando                                                          Le vent emportait en sifflant
las hojas de los árboles,                                                                    les feuilles des arbres,
y era como un alegre barrenderero                                               il était comme un joyeux balayeur
que dejaba las niñas                                                                        qui dépeignait les filles
despeinadas y enteras,                                                                    et les montrait en entier,
con las piernas desnudas e inocentes.                                         avec leurs jambes nues et innocentes.
(…)                                                                                                       (…)
  
Por eso (y por más cosas)                                                              Pour cela (et pour d’autres choses)
recuerdo muchas veces a mi madre :                                          je pense souvent à ma mère :
cuando el viento                                                                              quand le vent
se adueña de las calles de la noche,                                             prend possession des rues de la nuit,
y golpea las puertas, y huye, y deja                                              et frappe aux portes, et fuit, et laisse
un rastro de cristales y de ramas                                                 un amas de verres et de branches
rotas, que al alba                                                                             cassées, qu’à l’aube
la ciudad muestra desolada y lívida ;                                          la ville étale désolée et livide ;
(…)                                                                                                      (…)

La fin de l’enfance, c’est quand le vent, de complice devient ennemi, quand il rappelle le sifflement des bombes qui tombent et les terreurs de la mère ; c’est quand on comprend que l’ancien compagnon de jeu qui vous menace de mort ne le fait pas par jeu.

Que fait le jeune Ángel pendant la guerre ? Il lit. Notamment Les Mille et une nuits. Il y découvre une phrase qui donne un sens à ces années de réclusion dans l’espace réduit de l’appartement familial, à attendre que les bombes tombent et frappent un voisin, épargnent sa sœur : « Le monde doit être comme le logis du cavalier voyageur ! Ami, sois le cavalier voyageur de la Terre ! » (41e nuit). Cette phrase alimente la contradiction qu’est la guerre, « ce vertige de sang, cet héritage d’amours et d’égoïsmes ».

Que fait le jeune Ángel pendant la guerre ? Il tire les cartes. Le cavalier d’épée lui révèle un futur de grand voyageur, d’hommes de lettres. Il lui révèle le monde comme un livre « qui doit être lu, interprété, déchiffré parce que les choses ne sont pas là simplement pour exister, mais aussi pour donner un sens ».

Que fait le jeune Ángel pendant la guerre ? Il se transforme en ange de la mort, apportant chez lui la néfaste nouvelle de la mort de son frère Manolo, assassiné alors qu’il tente de quitter Oviedo. Il assiste ensuite impuissant à la rage, à la douleur de sa mère quand des militaires viennent perquisitionner la maison. Il a du mal à reconnaître l’ancienne institutrice posée dans cette femme qui hurle des insultes à ceux qu’elle considère comme les assassins de son fils. Ces derniers, interloqués, quitteront l’appartement sans rien emporter.

Que fait le jeune Ángel pendant la guerre ? Avec son groupe d’amis, il se gorge de mots puisés dans l’encyclopédie de son père, dans ses dictionnaires ou ses recueils de poèmes, en même temps qu’il apprend la vitale « nécessité de se taire pour résister, de résister pour trouver un travail, de trouver un travail pour lutter contre la pauvreté, de lutter contre la pauvreté pour s’alimenter et grandir, comme un coup de pédale contre la maladie » au cours de journées « qui se confondaient en un gris routinier et triste, une atmosphère de feuilles sèches et d’ennui jaunâtre qui unifiait toutes les saisons en un automne perpétuel ».

Entonces                                                                                 Alors
Entonces era otoño en primavera                                            C’était alors l’automne au printemps
o tal vez al revés:                                                                          ou peut-être l’inverse :
era una primavera semejante al otoño.                                   C’était un printemps semblable à l’automne
(…)                                                                                                   (…)
Con un escalofrío repentino,                                                      Avec un frisson soudain,
y temor, y nostalgia,                                                                     et la crainte, et la nostalgie,
evocamos entonces                                                                       nous évoquions alors
la verdad fría y desnuda de un invierno                                   la vérité froide et nue d’un hiver
no sé si ya pasado o por venir.                                                   dont je ne sais s’il était passé ou à venir.

J’ai lu cette biographie en passant du livre de García Montero aux œuvres complètes de González : un va et vient permanent entre des pages tachées de l’encre symbole de la vocation d’écrire pour tout et contre tout. Pour quoi ? Pour qu’une bourrasque d’automne (ou de printemps) les emporte au loin… de l’autre côté des Pyrénées, par exemple !


Luis GARCÍA MONTERO, Mañana no será lo que Dios quiera, Alfaguara, 2009, 421 pages
Ángel GONZÁLEZ, Palabra sobre palabra: obra completa (1956-2001), Seix Barral, Austral, 2008, 509 pages.


[1] Oups ! Je viens de voir que L'Harmattan a publié en bilingue en janvier 2013 la traduction d'un recueil : Otoños y otras luces / Automnes et autres lumières, traduit par Bénédicte Mathias. Par ailleurs, les candidats au baccalauréat de la section Littéraire qui passaient l’épreuve de langue espagnole LV2 ont dû plancher sur un extrait de cette biographie en 2010. http://forum.letudiant.fr/bac-espagnol-lv1-lv2-corrige-2010-f173/bac-2010-sujet-corrige-espagnol-lv2-t9879.html
[2] Il est décédé le 12 janvier 2008.

Un roman : En attendant le soleil (Tsuji Hitonari)



TSUJI Hitonari
(né en 1959)

 

En attendant le soleil
(太陽待)



Présentation de l’éditeur : Dans l'île de Hokkaido, où il tourne ce qui doit être son chef-d'œuvre, le grand réalisateur Inoue, quatre-vingts ans, attend. Il attend de retrouver la lumière qui flottait sur Nankin en 1937, lors de la prise de cette ville chinoise par les troupes japonaises. Cette lumière qu'il a toujours gardée en mémoire. Shiro, responsable des décors sur le tournage, attend lui aussi. Que son frère Jiro, grièvement blessé après un règlement de comptes mafieux, sorte enfin du coma, de ce sommeil profond où il vit et revit inlassablement son enfance. Fujisawa, un yakusa, attend fébrilement de retrouver un cartable d'écolier qu'il avait confié à Jiro. Un cartable au contenu si précieux, si dangereux qu'il a des airs d'apocalypse.


C’est un livre dont on comprend la profondeur et les multiples facettes au fur et à mesure qu’on tourne les pages. Pendant la première moitié, on pense que l’attente ne concerne que le réalisateur. Il est aussi vite clair que ce dernier est à la recherche d’un moment de son passé, plus exactement une histoire d’amour. Le lecteur, lui, n’attend pas le soleil mais qu’on lui raconte cette histoire. Le rythme du récit est aussi donné dès le départ, celui de la longueur, du temps qu’on prend pour dire les choses.

Mais, à la moitié du livre, tout à coup, l’attente se fait plurielle.
Il y a d’abord ces « cadavres de lumière » - magnifique expression - que collectionne Jiro et dont il nous restitue la beauté et la texture dans son discours comateux. Il s’agit de ce point invisible qu’il recherche dans la décadence et l’horreur du monde de la drogue dans lequel il a sombré.
Il y a aussi le soleil aveuglant et destructeur de la bombe atomique que Craig Bouchard attend dans sa prison d’Hiroshima, et qui se concrétisera dans le cartable de Jiro enfant, parallèle du cartable de Jiro adulte qui contient une drogue qui provoque dans le cerveau un soleil atomique tout aussi dévastateur que la bombe.

Certes, l’histoire du soldat américain, de son combat pour accepter de faire partie des premières victimes de la bombe – pour ne pas dire des premiers cobayes -, de sa peur de l’atomisation de son corps, est celle qui me touche le plus. Elle contient une part d’angoisse mais elle soulève surtout un point d’éthique : où se situe la raison, le bon droit dans une entreprise de destruction ?

Le leitmotiv de ce roman est en effet la violence et tous les moyens qu’elle met en œuvre pour se manifester : la haine (le réalisateur), la cupidité (Fujisawa), le délire de pouvoir (Jiro et le gouvernement américain), le viol aussi. Pour détruire.

On pourrait croire que ce livre est profondément pessimiste. Ce serait une erreur. Derrière la condamnation, il y a encore et toujours l’espoir, et la rédemption par l’amour. Surtout, il reste la seule chose qu’il est impossible de détruire : la poésie du monde.


Traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 2004, 365 pages.