samedi 22 décembre 2012

Un film : Le chien du jardinier (Pilar Miró)



Le chien du jardinier
(El perro del hortelano)

Film espagnol de Pilar MIRÓ (1996)


d’après une pièce de Lope de VEGA (1618)




Diana comtesse de Belflor, est une jeune veuve vive d’esprit mais orgueilleuse. Elle apprend que son secrétaire, Teodoro, a une aventure amoureuse avec Marcela, une de ses suivantes. La jalousie soudaine qu’elle éprouve lui fait comprendre qu’elle aussi est attirée par Teodoro. Ce dernier, quant à lui, n’a jamais osé imaginer qu’il pourrait avoir le droit d’aimer sa maîtresse ; mais les avances, certes discrètes, que celle-ci lui fait éveillent son désir et son audace. Il se prend alors à rêver l’impossible ascension amoureuse mais aussi sociale. Diana, de son côté, est déchirée entre la peur de se rabaisser et l’amour de plus en plus évident qu’elle ressent pour son secrétaire. Commence alors un ballet d’indécisions au cours duquel elle va tout faire pour séparer Teodoro de Marcela (quand l’amour est le plus fort) ou les rapprocher (quand sa conscience sociale l’emporte). Le pauvre Teodoro est ainsi le jouet des intermittences amoureuses de sa maîtresse mais, tout aussi fier qu’elle, il va se rebeller et laisser éclater sa colère et sa frustration :

« ¿Para qué puede ser bueno                                        « A quoi ça rime de
haberme dado esperanzas                                             M’avoir donné de l’espoir
(…)                                                                                        (…)
si cuando ve que me enfrío                                            Si, quand vous voyez que je me refroidis,
se abrasa de vivo fuego,                                                  vous vous embrasez sans pareil,
y cuando ve que me abraso,                                           Et quand vous voyez que je m’embrase,
se hiela de puro hielo?                                                    Vous êtes aussi froide qu’un glaçon ?
Dejárame con Marcela.                                                  Vous auriez dû me laisser avec Marcela !
Mas viénele bien el cuento                                             On dirait le conte
del Perro del Hortelano.                                                  Du Chien du Jardinier.
No quiere, abrasada en celos,                                       Vous ne voulez pas, consumée par la jalousie,
que me case con Marcela ;                                              que je me marie avec Marcela ;
y en viendo que no la quiero,                                          Et quand vous voyez que je ne vous aime pas,
vuelve a quitarme el juicio,                                             Vous recommencez à me torturer
y a despertarme si duermo ;                                            et à me réveiller si je dors ;
pues coma o deje comer,                                                  Alors mangez, ou laissez manger,
porque yo no me sustento                                                parce que moi, je ne me nourris pas
de esperanza tan cansadas. »                                        d’espoirs aussi vains. »


La confusion est accentuée par les deux prétendants déclarés de Diana, le comte Ludovico et le comte Federico, qui ajoutent à l’intrigue. Diana va pousser la cruauté amoureuse jusqu’à demander à Teodoro lequel des deux elle doit finalement épouser, puis lui ordonne d’aller annoncer la nouvelle à l’heureux élu. Ce qu’il ne fait pas, parce que Le Chien du jardinier est une comédie : tout finit bien, grâce à l’ingéniosité de l’inévitable valet, en l’occurrence Tristán, l’aide de Teodoro.

L’adaptation filmée de Pilar Miró a remporté sept prix Goya, dont ceux de la meilleure actrice (Emma Suárez) et du meilleur réalisateur. En ce qui me concerne, ce film fait partie de mon Top 5.
La première raison, c’est sa beauté visuelle, tant et si bien qu’on pourrait couper le son : le décor, les costumes, la lumière, tout est plaisir des yeux. Ensuite, il y a cette jolie trouvaille des intermèdes où l’on assiste à des scènes musicales : une promenade mondaine dans un parc, des enfants qui dansent, les jeux de lumière et d’eau d’une fontaine. On se croirait dans un tableau de Velázquez.
Le plus beau réside bien sûr dans le texte, dans sa subtilité :


Diana
« Amar por ver amar, envidia ha sido,                   « Aimer de voir aimer, c’est de l’envie,
Y primero que amar estar celosa                              Et être jalouse avant d’aimer
Es invención de amor maravillosa                           Est une merveilleuse invention d’amour
Y que por imposible se ha tenido. »                         Jusque-là tenue pour impossible. »
Teodoro
« Querer por ver querer, envidia fuera,                   « Aimer de voir aimer serait effectivement de l’envie
Si quien lo vio, sin amar no amará,                           Si l’amour n’avait précédé la vue ;
Porque sí antes de amar, no amar pensara,            Car si l’on ne pensait pas aimer avant d’aimer
Después no amará, puesto que amar viera. »         Voir aimer n’inspirerait pas une telle déraison. »


Mais aussi dans l’étourdissement de la langue qui traduit l’étourdissement des sens. La première fois que j’ai vu le film, j’ai éclaté de rire et de bonheur à cette remarque : 


«                          Teodoro,                                         «                                           Théodore
 tú te partes, yo te adoro »                                                Tu t’en vas, et moi, je t’adore. »


Le jeu de mots est si simple, si évident, et en même temps si frais, si sincère.

Les fois suivantes, j’ai été plus sensible aux subtilités rhétoriques sur l’amour. J’aime comment Diana avoue son amour sans le dire. J’aime sa transparence effrontée en même temps que son orgueilleuse retenue : elle aime, a peur de ne pas être aimée, craint de devoir renoncer à son amour. Elle croît en audace en même temps qu’en autorité, crie, pleure, puis demande pardon. C'est une femme magistralement amoureuse. Finalement, quand elle comprend qu’elle va avoir l’amour sans perdre l’honneur, elle laisse éclater sa joie :


«                              Tente, fortuna                       «                              Arrête-toi, Fortune,
como dijo Teodoro, tente, tente. »                   Comme l’a dit Teodoro, arrête, arrête »


A chaque fois, je ne peux m’empêcher de sentir mon cœur exploser autant que le sien. A mes yeux, c’est une marque de l’immense talent de Lope : il nous fait entrer dans la pièce, au propre comme au figuré.

Morte à 57 ans, Pilar Miró n’a pas eu le temps de réaliser beaucoup de films : je n’en ai vu que deux, El crimen de Cuenca (1979) et El perro del hortelano (1996). J’ai découvert une artiste au registre très ample, capable de dénoncer l’horreur tout autant que d’exalter la beauté, douée pour le détail qui épouvante autant que celui qui émerveille.