jeudi 19 juillet 2012

Un livre : HHhH (Laurent Binet)

Laurent BINET
(Né en 1972)


HHhH

Pour être franche, les livres sur les nazis ne font pas partie de mes sujets préférés ; j’ai eu ma dose quand je vivais en Allemagne. C’est pourquoi quand j’ai vu sur les tables des libraires ce roman de Laurent Binet ; quand, en plus, j’ai vu que cela parlait de Heydrich[1], je n’ai même pas envisagé de le lire. Il se trouve qu’en Allemagne, on m’a souvent parlé de ce haut dignitaire nazi (ainsi que de sa femme) et je n’avais franchement pas envie de passer plus de 400 pages avec lui.
Quelques années plus tard (le livre a paru en 2009), je suis en visite chez mon neveu qui me dit qu’il vient de commencer un roman sur Heydrich, celui de Laurent Binet justement. Il en est au début et cela lui plaît. Il est vrai que le titre attire mon attention par son originalité mais bon, une fois de plus, je passe outre. Quelques mois plus tard, je le vois en poche dans une librairie. Je me dis que l’acheter ne m’oblige pas à le lire ; il rejoint ainsi ma pile de livres. Les mois passent. Nous arrivons à juillet 2012, je traverse une crise dont les amoureux de la lecture comprendront sans peine l’intense douleur : je commence quatre livres, aucun ne me plaît pour des raisons différentes à chaque fois. Pendant un mois et demi, lire n’est pas un plaisir mais une torture. Atroce sentiment. Mal être. Je fouille et refouille ma pile et tombe sur le roman de Binet. Au point où j'en suis, me dis-je. Je commence.

A la fin de la page 20, je suis conquise (pourquoi cette page-là, je ne sais pas, c’est comme ça un point c’est tout). J’ai retrouvé le sourire, reprendre le livre quand j’ai dû le laisser (eh non, je ne suis pas en vacances) redevient excitant. Je suis prête à demander la canonisation de l’auteur !

Au final, je l’ai dévoré. J’ai aimé le pacte de lecture qui consiste à mêler narration et réflexion sur la narration. J’ai aimé le travail sur l’écriture d’un roman, sur l’écriture de l’Histoire, de l’histoire aussi. Par ailleurs, je suis très sensible à l’ironie, surtout quand elle s’exerce sur des faits historiques. En ce sens, ce roman m’a comblée.
Une nuit, avant de m’endormir (ou un matin au réveil, je ne sais plus), j’ai eu la pensée suivante : cette réflexion ironique sur la figure de Heydrich le transforme en marionnette, en pantin livré à l’auteur ; pendant les quelques minutes que dure le passage sarcastique, le bourreau de Prague ne me fait plus peur ; rien que pour cela, pour ce repos moral, ce livre est pour moi un succès. J’ai noté des tas de passages qui m’ont fait sourire ou rire pour les relire, pour revivre cette pause psychique nécessaire quand on traite d’un tel sujet, quand on fait le portrait d’un tel personnage. Cela n’enlève rien à l’horreur des actes commis mais permet juste de se dire que le temps - et la littérature - maltraite forcément à court ou long terme tous les Heydrich passés, présents et à venir. Je le sais, mais cela fait du bien de le constater encore et encore. C’est rassurant. Tout simplement humain.

Parmi tous ces passages, un m’est resté particulièrement en mémoire. Enseignante moi-même, je ne pouvais qu’y être sensible :
« Le 4 février 1942, Heydrich tient ce discours qui m’intéresse parce qu’il concerne l’honorable corporation à laquelle j’appartiens :
« Il est essentiel de régler leur compte aux enseignants tchèques car le corps enseignant est un vivier pour l’opposition. Il faut le détruire, et fermer les lycées tchèques. Naturellement, la jeunesse tchèque devra alors être prise en charge en un lieu où l’on pourra l’éduquer hors de l’école et l’arracher à cette atmosphère subversive. Je ne vois pas de meilleur endroit pour cela qu’un terrain de sport. Avec l’éducation physique et le sport, nous assurerons tout à la fois le développement, une rééducation et une éducation. »
Tout un programme : cette fois, c’est le cas de le dire !
(…)
Ce discours m’inspire trois remarques :
1.En Tchéquie comme ailleurs, l’honneur de l’Education nationale n’est jamais aussi mal défendue que par son ministre. Antinazi virulent à l’origine, Emanuel Moravec est devenu après Munich le collabo le plus actif du gouvernement tchèque nommé par Heydrich, et l’interlocuteur privilégié des Allemands, bien davantage qu’Emil Hácha, le vieux président gâteux. (…)
2.L’honneur de l’Education nationale est bel et bien défendu par les profs qui, quoi qu’on puisse en penser par ailleurs, ont vocation à être des éléments subversifs, et méritent qu’on leur rende hommage pour cela.
3.Le sport, c’est quand même une belle saloperie fasciste. »
En ce qui me concerne, j’ai trouvé le discours de Heydrich cité ci-dessus complètement inopérant d’un point de vue rhétorique (pas de rythme, répétitions) mais je lui reconnais une certaine cohérence (et constance) dans le lexique, avec notamment le champ lexical de la destruction. Quant aux trois remarques de l’auteur, j’ai souri à la première et applaudi à la deuxième (même si on pourrait discuter du degré subversif de certains profs). Comme j’aime le sport, la troisième remarque, complètement à contre-emploi, m’a fait éclater de rire. Que c’est sain !

Aux cent dernières pages, j’ai vécu les affres de l’attentat et de ses suites avec les résistants tchèques. J’ai eu si peur qu’ils…. Non, je ne vais pas vous le dire, ce serait vous gâcher la montée d’adrénaline qui s’empare du lecteur à la lecture de ces pages. Elle est vitale, un des plus beaux moments de la lecture. De plus, elle est fort loin de la mise en scène cinématographique, ce qui pour moi est un gage de qualité. Je lis tellement de romans qui ont à l’évidence été écrits pour attirer l’attention d’un réalisateur. Cela m’agace à un point, vous ne pouvez pas imaginer ! Si on veut écrire pour le cinéma, on écrit des scenarii. Je déteste ce mélange des genres, sans compter l’aspect sonnant et trébuchant du procédé qui me dégoûte. Bref, cette scène est un grand moment de littérature, et seulement cela. 

Une dernière chose m'a profondément émue : l’amour pour la ville de Prague que l’auteur clame et revendique. J’ai notamment trouvé très poétique la métaphore « Prague, l’œil du cyclone de mon imaginaire. » Moi-même aimant de tout mon cœur une autre ville, j’ai tendance à penser que les personnes capables d’être amoureuses d’une ville méritent toute ma sympathie.


Editions Grasset & Fasquelle, 2009
Librairie Générale Française, "le Livre de Poche", 2009, 443 pages


[1] Le h allemand étant aspiré, on ne peut pas faire l’élision. J’ai l’air de chipoter mais cette erreur m’a gênée.


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