mercredi 30 mai 2012

Des livres : Qiu et l'inspecteur Chen

Depuis 2000, les éditions Liana Levi (du Seuil pour la publication en poche) nous proposent d’insolites enquêtes au Pays du « socialisme à la chinoise », du thé Puits du Dragon et d’une poésie aussi ancienne que réputée.
L’inspecteur principal Chen Cao, poète, traducteur de T.S. Eliot et membre de l’Union des écrivains chinois, doit résoudre un certain nombre d’homicides qui donnent aux Occidentaux que nous sommes l’occasion d’aller à la rencontre de cette Chine qui s’est réveillée depuis un bon bout de temps déjà.

On n’est pas déçus du voyage. L’action se situe à Shangaï, ville natale de Qiu Xiaolong, père littéraire de l’inspecteur Chen. J’aime cette littérature populaire - et je n’attache aucun jugement de valeur à ce terme, bien au contraire - qui donne en fait au lecteur l’opportunité de découvrir un monde qui pourrait lui sembler étranger car, grâce à la trame classique du roman policier, c’est la Chine telle qu’elle est maintenant dont l’auteur nous donne la clé. Cette Chine-là n’est finalement pas si indéchiffrable.
La vision que Qiu a de son pays, même s’il s’est exilé aux Etats-Unis (Ah tiens, il a rédigé une thèse de doctorat sur T.S. Eliot, comme son personnage), n’est jamais basée sur une quelconque rancune. C’est avec humour et tendresse qu’il voit son pays entrer dans une économie de marché tout en préservant les lignes les plus obscures du Parti. Car Qiu est un auteur intelligent qui a compris que la contradiction n’est pas forcément une faiblesse, mais qu’elle peut être aussi une richesse, une tentative d’aller de l’avant sans se renier pour autant.

Son personnage, l’inspecteur Chen, en est la parfaite illustration : membre du Parti mais fils d’un intellectuel persécuté sous la Révolution culturelle ; champion de la lutte contre la corruption dans les hautes sphères du Parti mais ami de Gu, homme d’affaire proche des triades ; très bien noté par ses supérieurs, mais devant toujours prouver sa foi dans le Parti ; très lucide sur la valeur de l’argument « dans l’intérêt du Parti », mais servant de toutes ses forces ce même intérêt.
Chen ne refuse pas les avantages que lui procurent sa position ou sa réussite professionnelle, et il en fait profiter ceux qu’il aime, notamment sa mère, son adjoint Yu et la famille de ce dernier. La société que nous présente Qiu est une société où l’entraide n’est pas un vain mot même si elle sert des "amitiés" parfois très intéressées car, d’un autre côté, les dénonciations les plus lâches et les plus sordides sont rappelées sans ambiguïté aucune.
Tout le monde sait en effet - le gouvernement chinois le premier malgré son silence à ce sujet - l’abomination qu’a été la Révolution culturelle qui a brisé tant d’êtres. Comme par hasard, c’est sur cette époque que Qiu revient souvent, pour ne pas oublier. Et c’est ainsi qu’apparaît dans l’un des romans le personnage de l’écrivain Peng Quan, classé "contre-révolutionnaire historique" en 1949 et qui a cessé d’écrire même après sa réhabilitation : « Au bout de trente ans d’autoréforme  et d’autocritique forcées, il n’était pas exclu que le lavage de cerveau eût totalement réussi. Il ne restait rien du talentueux essayiste des années 40. » Simplicité du style et sécheresse de la phrase pour traduire l’horreur de l’asservissement d’une pensée à une idéologie.

Aussi gourmet que Pepe Carvalho[1], possédant le même humour un brin cynique que Montalbano[2], l’inspecteur principal Chen n’a rien de l’égocentrisme d’un Adamsberg[3] et, sans être un battant, est tout le contraire d’un perdant. Amoureux de la poésie, tout comme son père littéraire, il tente de protéger ses rêves d’amour 

Eaux : regards mobiles,
Monts : sourcils froncés.
Où va-t-il mon ami ?
Au lieu charmant plein de regards et de sourcils.
(WANG Guan, sous la dynastie Tang) ;

mais aussi de repli sur soi, de renoncement

Depuis longtemps je regrette de ne plus m’appartenir,
Quand oublierai-je les soucis de mes activités ?
Le vent nocturne est calme et l’eau frémit à peine.
(SU Dongpu, sous la dynastie Song).

La grande originalité de ce personnage est en effet le lien constant qu’il établit entre le quotidien et la poésie. Il fallait oser prendre le prétexte du polar pour présenter une anthologie de poésie chinoise ! Une contradiction de plus ? Non, une richesse, vous dis-je.



Les enquêtes de l’inspecteur Chen parues aux éditions Liana Levi et du Seuil
Mort d’une héroïne rouge, 2000, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Battle (Seuil, "points" n° 1060)
Visa pour Shangaï, 2003, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aline Sainton (Seuil, "points" n° 1162)
Encres de Chine, 2004, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Mulkai (Seuil, "points" n° 1436)
Le très corruptible mandarin, 2006, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Bouillot (Seuil, "points" n° 1703)
De soie et de sang, 2007, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Battle



[1] Personnage créé par l’Espagnol Manuel Vázquez Montalbán.
[2] Personnage créé par l’Italien Andrea Camilleri.
[3] Personnage créé par la Française Fred Vargas.

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