dimanche 11 mars 2012

Un livre : La chouette aveugle (Sadegh Hedayat)

Sadegh HEDAYAT
(1903-1951)


La Chouette aveugle
(بوف کور)


Comment parler intelligemment d’un ouvrage qui renferme déjà en lui-même toutes les données de l’intelligence ? Cette chronique est donc un défi - au roman d’Hedayat mais aussi à moi-même - et la problématique est : comment aller au-delà de l’indicible ? Cette question, c’est non seulement celle que je me pose alors que je commence cette chronique, mais c’est aussi celle que se pose le personnage anonyme qui nous narre son histoire au long des quelques 170 pages qui composent le roman.
J’ai lu pour la première fois ce roman d’Hedayat il y a dix ans : c’était pendant les vacances de Pâques, et un de mes amis iraniens me l’avait offert l’après-midi même. Je l’ai commencé le soir - il était 23h - et l’ai terminé à 3h du matin. Depuis, quand j'en recommande la lecture, je conseille toujours de le lire d’une traite car il me semble que c’est la seule manière d’appréhender cette œuvre, la seule manière aussi de lui rendre justice.
Le narrateur, exilé du monde de la raison, et aidé par le vin et l’opium, sombre dans un délire qui s’apparente toutefois à des événements vécus. La frontière est ténue, ce qui explique une écriture parfois circulaire, je veux dire par là des passages qui se répètent comme une cantilène dont on ne sait pas très bien si c’est un chant de mort ou un chant de vie, et qui par conséquent tient des deux.
Dans son délire, le narrateur voit très nettement les deux faces de notre monde, son incommensurable horreur mais aussi son incommensurable beauté. Il nous décrit un cadavre en décomposition, le plaisir du boucher d’en face quand il équarrit les bêtes attachées au croc de son étal, ou l’effroi d’un homme - son père en l’occurrence… ou son oncle - qui a dû passer la nuit enfermé dans une pièce où se trouvait un cobra et qui en est ressorti vivant mais les cheveux blanchis et l’esprit évadé. Mais il décrit aussi la fraîcheur d’un tableau qu’il peint machinalement depuis des années et qui représente un vieil homme assis près d’un cyprès au bord d’un ruisseau, et auquel une jeune fille, de l’autre côté du cours d’eau, tend une branche de capucine.
Je vous jure que l’illusion est parfaite : les caractères noir sur blanc de votre ouvrage s’animeront et vous verrez le ciel limpide où ne traînent que quelques nuages, la transparence diamantée de l’eau du ruisseau, les feuilles du cyprès frémissant sous le vent, le rouge sanguin des pétales des fleurs ; et, comme lui, vous serez saisis par la beauté des yeux de la jeune fille, de ces grands yeux qui semblent dévorer le monde.
Certes, l’amour est l’un des fils conducteurs des souvenirs du narrateur. Il s’agit d’un sentiment qui dérive entre amour, désir, obsession, dégoût et haine, mais qui n’apparaît au final que comme une parodie macabre de cet amour mystique chanté justement par tant de poètes persans. Comme si le narrateur était conscient de la vanité de toute chose, de l’horreur comme de la beauté. Comme s’il avait compris, entre deux pipes d’opium, que l’une comme l’autre ne sont qu’évanescentes, par conséquent éphémères et donc supportables. Au réveil, il sait que les délires et les cauchemars qui l’ont assailli ne sont plus rien d’autre que les émanations d’un cerveau malade et moribond. Pour quelqu’un qui passe son temps à fuir la réalité, il fait preuve d’une lucidité terrifiante.
La solitude désespérée mais volontaire du narrateur nous renvoie aussi forcément à notre propre solitude ;  cette solitude envahit l’espace, nous déborde à tel point qu’il nous semble devenir le personnage de ce roman. Il est en effet si facile de se laisser aller à l’illusion de la mort, au plaisir de la perte de soi, à l’évanouissement de la raison. Ce livre nous offre en effet la chance de voir le monde tel qu’il est, libéré des limites de la raison ; à défaut de pouvoir posséder le monde, on pourra sentir l’ivresse d’être possédés par lui. L’intelligence du roman réside essentiellement en cela : on ne lit pas le roman, on le vit. C’est effrayant, en même temps qu'exaltant.
L’incipit de La Chouette aveugle fait partie de ceux - comme celui du Quichotte, comme celui de la Recherche - qu’il est enrichissant de connaître par cœur car ils reposent sur une contradiction qui constitue l’acte de naissance du livre :
« Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s’ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu’un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu’ils partagent d’ailleurs eux-mêmes, s’efforcent d’accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l’homme n’a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l’oubli que dispensent le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n’en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s’exaspérer de nouveau. »
Pour la suite, osez ! Vous n’en sortirez pas indemnes ; mais vous en sortirez grandis.

Tombe de Sadegh Hedayat au Père Lachaise (Paris, France)

Traduit du persan par Roger Lescot, José Corti, 1953, 196 pages

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