samedi 31 mars 2012

Un film : La visite de la fanfare (Eran Kolirin)

La visite de la fanfare
(ביקור התזמורת)


Film franco-américano-israélien d’Eran KOLIRIN (2007)


La fanfare de la police d’Alexandrie arrive en Israël, invitée pour l’inauguration d’un centre culturel arabe. Tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est ce qu’on croit. Premier hic : à l’aéroport, personne n’est là pour l’accueillir. Deuxième hic : à cause d’un problème de prononciation (la langue arabe ne connaît pas le son ʺpʺ), la fanfare se retrouve dans un bled paumé à la frontière du Neguev. Troisième hic : il n’y a pas de car avant le lendemain. Quatrième hic : dans ce bled, il n’y a pas d’hôtel. Nos musiciens sont alors obligés d’accepter l’hospitalité des habitants. C’est l’histoire de cette nuit que nous raconte le film.

Je l’ai vu à sa sortie en salle en France. A la fin, je ne pouvais que m’exclamer : « Un pur moment de poésie ! » J’étais sous le charme mais ne savais pas très bien pourquoi. Trois jours plus tard j’y ai traîné trois amis : ce fut le même éblouissement, partagé par tous. Cette fois-là, j’ai compris que sa lenteur est sa force, ce qui est rare pour un film. Elle laisse au spectateur le temps de l’émotion, et a le même effet que la Nature sur Rimbaud ; je pense à ce vers de Sensation : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien / Mais l’amour infini me montera dans l’âme ». J’ai eu en effet l’intime conviction que l’unique sujet de ce film, c’est l’amour : l’amour pour la musique, l’amour d’un homme pour son fils mort en partie par sa faute (un Sasson Gabbaï bourré de talent), la quête d’amour d’une femme sensuelle et généreuse (magnifique Ronit Elkabetz), l’amour pataud du jeune Papi (un Slomi Avraham plus qu’ahuri) et la leçon d’amour que lui donne Khaled (voluptueux Saleh Bakri). Cette dernière scène tient du tragi-comique ; rien que pour elle, le film vaut cent fois la peine d’être vu. Mais il y a aussi le désir d’exprimer l’amour, celui de Simon le clarinettiste (touchant Khalifa Natour) qui en est toujours à l’ouverture du concerto qu’il rêve de conclure sans toutefois y parvenir. Et in fine l'immense solitude de tous ces personnages « amoureux de l’amour ».

Quand je l’ai revu en 2009 (entretemps j’avais acheté le DVD), j’ai compris en quoi résidait sa poésie : les acteurs, le décor, la musique contribuent à donner une tonalité douce-amère qui réussit pourtant à transmettre un espoir infini. Surtout, j’ai retenu mon souffle quand, à la fin du film, Sasson Gabbaï abaisse sa main et fait ainsi exploser la musique ; c’est dans le gros plan sur sa main qu’est résumée sa passion pour son métier et, de la sorte, son bonheur d’être au monde. Cette révélation m’a frappée en plein cœur comme une leçon de modestie.

En novembre 2011, je l’ai revu pour la quatrième fois. Cette fois, ce que j’ai retenu, c’est la réflexion d’un des habitants au clarinettiste : « C’est peut-être comme ça que ton concerto se termine : ni tristement ni joyeusement, mais avec des tonnes de solitude. » Ce paradoxe entre le tonitruant du ʺtʺ et la limpidité du ʺlʺ (« tons of loneliness » en version originale) révèle toute la complexité de l’âme humaine. Tout à coup, je pense à ces vers de Baudelaire : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. / Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, / Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,  / Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, / Ayant l’expansion des choses infinies ». Le concerto de Simon me semble alors empreint de la discordance contenue dans la diérèse, dans ce désir à la fois d’élévation et d’immobilisme.

A ce stade de cette chronique, j’ai la très nette impression qu’on ne peut parler de ce film que par étapes. Les nombreux silences entre les différents dialogues laissent en effet de la place à la réflexion. C’est pourquoi, je ne peux me défaire du sentiment que le film pénètre en nous et nous envahit. Pour moi, en tout cas, il est comme une complainte obsédante.
Quoi qu’il en soit, après ce quatrième visionnage, il apparaît évident que La Visite de la fanfare arrive en seconde place de mon panthéon cinématographique après Les Sept samouraïs de Kurosawa. Rien à voir, me direz-vous. Allez savoir !

Suite au prochain numéro. En attendant, voici une des bandes annonces :

 
Eran Kolirin

Un livre : Rêves de garçons (Laura Kasischke)

Laura KASISCHKE
(Née en 1961)

 

Rêves de garçons
(Boy Heaven)

Kristy Sweetland - vous comprendrez au cours de la lecture combien son nom de famille est ironique - a dix-sept ans à la fin des années 1970. Comme tous les étés, elle part avec sa meilleure amie Désirée au camp des pom pom girls de Blanc Cœur. Là, elles se lient d’amitié avec Kristi, une compagne de chambrée. Un jour, les trois adolescentes décident de faire un tour dans la Mustang de Kristy. Dans une station service, elles croisent deux jeunes adolescents qui les suivent dans leur break. Ce qui se passe ensuite ne sera révélé qu’à la fin du livre. Entre temps, vous aurez lu les 237 pages des quinze premiers chapitres dans l’attente de ce « quelque chose d’atroce » annoncé par Kristi vers le premier tiers du livre. Quant aux seizième et dix-septième chapitres, ils révéleront ce que Kristy Sweetland est devenue, et vous serez alors peut-être saisis par un sentiment d’horreur. C’est tout ce que je peux vous dire.

En lisant la confession de Kristy Sweetland - car il s’agit bien de cela -, le lecteur replonge dans son adolescence. Ou plutôt, celle-ci remonte à la surface, avec ses peurs et ses angoisses, son inconscience et son insouciance, mais surtout avec sa cruauté. En lisant le roman de Kasischke, j’ai été moi-même étonnée de me rappeler si nettement certains éléments de ma propre adolescence. Je croyais l’avoir oubliée. Je croyais que, devenue femme, j’avais laissé pour toujours derrière moi cette espèce de chrysalide fragile qu’avait été cette période. Mais non. C’est l’un des grands mérites de ce roman que de nous la rappeler. De nous rappeler que ce que nous sommes devenus s’est forgé pendant cette période trouble au cours de laquelle notre personnalité tâtonne. Ce qui sort de la chrysalide n’est pas forcément ce à quoi on s’attendait ; il arrive parfois que nous découvrions que nous ne sommes pas ce que nous pensions être. Ainsi, Kristy Sweetland.

Par ailleurs, les émois de l’adolescence féminine sont nettement pointés, admirablement mis en phrases courtes qui font mouche à chaque fois. J’admire ce talent de l’écrivaine, capable en se concentrant sur un personnage, de toucher à l’universel, féminin en tout cas.

Sur la mort : « Je pensais que contrairement au reste du monde, je ne mourrais jamais. »
Sur le défi : « Malgré les avertissements de ma mère, il m’arrivait de jeter un coup d’œil au soleil (…), une source d’énergie bouillante et incommensurable dans le ciel, que je mourais d’envie de voir. » Chers lecteurs de cette chronique, pensez à La Rochefoucauld et à son « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »
Sur la relation aux autres : « Je souriais spontanément depuis mes six ans. »
Sur la quête de soi-même : « Je n’arrivais pas à me débarrasser de l’impression qu’un autre moi se trouvait là-bas (…), un moi que je ne pouvais pas contrôler, un moi qui ne savait même pas que j’existais. »
Sur les garçons : « Ils ne sont pas comme on se les est imaginés. »
Sur la vie : « Si j’avais été au lycée de Forest Hills ou si mon père n’était pas mort, ou si ma mère n’avait pas épousé mon beau-père, ou si je n’étais jamais née, ou si j’étais morte avant que Désirée et moi nous soyons rencontrées… »
Sur la blessure : « Le ton sur lequel [Désirée] prononça le mot "débile" me fit l’effet d’une gifle, mais indolore, comme si elle voulait le dire depuis longtemps, qu’elle le pensait, peut-être depuis des années. »

Ce roman est un voyage dans le temps, mais un temps qui ressemble au purgatoire - du moins tel que je l’imagine -, un espace temporel où rien n’est sûr, où tout peut arriver, où le miroir des certitudes peut se briser. Si c’est le cas, il faudra faire avec et recoller les morceaux. Sans cela, il est possible que le regret et le remords nous poursuivent à tout jamais…


Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, Christian Bourgois, 2007, 246 pages

dimanche 25 mars 2012

Des livres : Giménez-Bartlett et Petra Delicado

Alicia GIMÉNEZ-BARTLETT
(Née en 1951)


Les enquêtes de l'inspectrice Petra Delicado


Petra Delicado, avocate de formation, la quarantaine, sans enfant, deux fois divorcée, languit dans le service de documentation d’un commissariat de Barcelone. Nous présente-t-on encore un personnage de looser, féminin cette fois ? Non, car Petra a autre chose à faire que de s’attendrir sur elle-même. En effet, les enquêtes que lui confie son supérieur, le commissaire Coronas, ne lui laissent pas beaucoup de temps pour faire du sentiment et d’ailleurs, elle n’aime pas cela. C’est une femme rationnelle, d’aucuns diraient froide, qui croit en son métier (qu’elle n’a pourtant pas vraiment choisi), même si parfois l’horreur qu’elle trouve sur son chemin désarçonne ses illusions sur le genre humain (et elle en a !) au point de se replier sur elle-même dans sa jolie maison de la banlieue barcelonaise.

Elle a aussi la chance d’avoir pour adjoint Fermín Garzón, milieu de la cinquantaine, veuf avec un fils qui vit aux Etats-Unis, et avec lequel il n’a pas vraiment d’atomes crochus. A première vue aussi différents l’un de l’autre que peuvent l’être Laurel et Hardy, Petra et Fermín vont pourtant former une équipe très complémentaire. En premier lieu, tous deux sont des solitaires dans l’âme. Ensuite, Petra est consciencieuse et persévérante, quand Garzón est obstiné et bardé d’expérience. Par ailleurs, ils sont tous deux de bons vivants et vont souvent chercher l’inspiration devant un petit verre accompagné d’une tapa (pues, cómo no !). Tous deux désirent retrouver l’amour et saisiront toutes les opportunités qui se présenteront, sans se laisser abattre par les échecs ou les erreurs. Enfin, ils ont un solide sens de l’humour ! Certes, il y a quelques frictions car Petra n’aime pas que son adjoint se permette des réflexions qu’elle trouve déplacées. Pourtant, il a souvent raison, Garzón. Elle le sait, mais c’est une femme fière, un brin orgueilleuse. Comment je sais qu’elle le sait ? Eh bien, tout simplement parce que c’est elle-même qui raconte ses enquêtes… et ses "états d’âme".

Les affaires qu’on lui demande de résoudre sont assez sinistres. Pour exemples, les trois premières. Dans Rites de mort, on lui demande d’élucider le viol suivi de meurtre d’une jeune fille sur le bras de laquelle l’assassin a tatoué une étrange fleur. Dans Le Jour des chiens, elle doit chercher le meurtrier d’un inconnu battu à mort et retrouvé dans une ruelle sordide. Le seul témoin du crime est le chien de la victime, et Petra découvrira le monde assez spécial des éleveurs de chiens de combat mais sera aussi confrontée à la réalité sociale de l’Espagne de la fin des années 1990. Dans Les Messagers de la nuit, après avoir servi d’ambassadrice de la police espagnole lors d’une interview télévisée, elle recevra des paquets contenant des pénis humains. Cette enquête la mènera à Moscou où elle prendra conscience des liens entre la mafia russe et une secte, puis de l’étendue de cette dernière, en Espagne notamment.

Le personnage de Petra Delicado est attachant pour plusieurs raisons.
1.    Ses contradictions sur la place et les aspirations des femmes dans nos sociétés : « J’ai regardé une femme au foyer élégante, plus ou moins de mon âge, qui entrait un peu rêveuse dans un magasin de vêtements pour enfants. Bien sûr, c’était ça le bonheur, s’asseoir et voir comment tes enfants font leurs dents au lieu d’errer comme un pendule en cherchant à savoir pourquoi y’en a à qui on coupe la bite ! »
2.   Sa prise de conscience des limites humaines. Petra doit parfois constater les défaillances du système pénal. Elle livre alors aux lecteurs ses réflexions de juriste (sa formation initiale) et se heurte aux insuffisances de la justice.
3.   Son désir de foi : « Je suis un officier de police à qui il importerait peu d’entrer au couvent. La discipline, je l’ai déjà, il ne me manquerait que la paix », répond-elle à un prêtre qu’elle est amenée à interroger pour l’une de ses enquêtes. Etonnant dans la bouche d’une femme pour laquelle l’exercice de la raison est la seule possibilité de ne pas se perdre.
4.   Son côté fleur bleue : sensible à la gente masculine et assumant pleinement la nécessité de la plénitude de la chair, elle n’en reste pas moins une sentimentale de première et fonce dans les topiques sans craindre le ridicule. C’est ainsi qu’elle nous décrit son amant russe (l’inspecteur avec lequel elle collabore dans Les Messagers de la nuit) comme un être sorti tout droit d’un roman de Tolstoï : « A ses côtés j’avais l’impression d’être Anna Karénine avec le comte Vronski, seulement un peu moins angoissée. »

Pensant à Petra, je ne peux m'empêcher de penser à Pepe Carvalho, mort en 2003 avec son créateur, Manuel Vázquez Montalbán. Pepe et Petra ne se sont jamais rencontrés mais j’aime à penser que le célèbre détective aurait apprécié sa concitoyenne. Car, in fine, ce qui rend Petra attachante, c'est ce qu'elle partage avec son collègue barcelonais, à savoir un potentiel infini de compassion.


Les enquêtes de Petra Delicado aux éditions Payot / Rivages
Rites de mort (Ritos de muerte), traduit de l’espagnol par Marianne Millon, 2000
Le Jour des chiens (Día de perros), traduit de l’espagnol par Marianne Millon, 2002
Les Messagers de la nuit (Mensajeros de la oscuridad), traduit de l’espagnol par Marianne Millon, 2003
Meurtres sur papier (Muertos de papel), traduit de l’espagnol par Marianne Millon, 2004
Des serpents au paradis (Serpientes en el paraíso), traduit de l’espagnol par Alice Déon, 2007
Un bateau plein de riz (Un barco cargado de arroz), traduit de l’espagnol par Olivier Hamilton et Johanna Dautzenberg, 2008
Un vide à la place du cœur (Nido vacío), traduit de l’espagnol par Olivier Hamilton et Johanna Dautzenberg, 2010

dimanche 18 mars 2012

Un livre : Un sultan à Palerme (Tariq Ali)

Tariq ALI
(né en 1943)


Un sultan à Palerme
(A Sultan in Palermo)


Ma lecture commence par un immense éclat de rire. Les premières pages sont constituées du glossaire. J’y jette un coup d’œil et je vois : « habibi : mon amour (n’a pas donné l’anglais "Hi, baby !") ». Je me dis : « Ça commence bien. ». Je continue et, à la page suivante : « mehfil : réunion ou assemblée, souvent sur invitation (n’a pas donné l’italien mafia) ». Et là, je regrette qu’il soit presque deux heures du matin et que mon temps de lecture soit limité par les bras de Morphée qui m’attendent, mais j’ai hâte d’être à demain (façon de parler, vu l’heure) pour me plonger dans ce roman historique sur la vie du géographe arabe Idrisi et de son protecteur le roi Roger de Sicile d'autant que la quatrième de couverture promet moult aventures se déroulant au XIIe siècle.

Alors, le résultat des courses ? Décevant. Très décevant même.

On apprend qu’Idrisi est amoureux de Mayya, devenue l’une des femmes de Roger, et dont il a eu une fille sans que ce dernier le sache. On apprend qu’Idrisi déteste sa femme et ses filles mais adore ses fils, ses gendres et ses deux petits-fils. Tariq Ali a beau nous dire que les deux filles d’Idrisi sont bêtes et méchantes, il n’approfondit pas trop. Je commence à m’énerver car cela sent la misogynie à cent lieues à la ronde. Mais ouf ! Idrisi fait la connaissance d’Aliénor, la fille qu’il a eue de Mayya, et il l’adore ! Il rencontre aussi Balkis, la sœur de Mayya, qui n’a pas d’enfant car son mari est stérile. Là, on se croirait presque dans un film de Rohmer : Balkis, avec la complicité de sa sœur au début pas très consentante tout de même, demande à Idrisi de lui faire un enfant ; de son côté, Roger cède Mayya à son vieil ami Idridi et on apprend qu’il a toujours su qu’Aliénor n’était pas sa fille mais il n’en éprouve aucune rancœur ; quant au mari de Balkis, il accepte qu’Idrisi fasse un enfant à sa femme. Idrisi se retrouve donc avec deux femmes éperdument amoureuses de lui. Le paradis, quoi ! Mais attendez, je vous garde le meilleur pour la fin.

Entretemps, Tariq Ali aborde quand même des sujets sérieux : la montée du pouvoir de l’Eglise et des barons normands, l’intolérance qui s’installe. Il nous raconte comment le roi - décidément très faible - accepte de sacrifier son ministre Philippe, accusé, malgré son baptême, d’être musulman de cœur. Idrisi n’est pas d’accord mais il est trop occupé à faire des enfants à ses deux femmes. Et puis, on nous dit bien que c’est Philippe qui insiste finalement pour se sacrifier. Pratique.

L’auteur nous parle aussi de la résistance musulmane qui se met en place. Il nous parle de la brutalité des barons normands. C’est là qu’est le meilleur : Mayya, cette Mayya dont Idrisi nous chantait les louanges au début du roman, cet amour de jeunesse qu’il n’avait jamais pu oublier, a été très facilement évincée par sa sœur dont Idrisi est maintenant amoureux fou. Alors voilà : Mayya, restée seule à Palerme, est violée puis assassinée par des soldats ivres. Commentaire d’Idrisi : « Ma pauvre Mayya. Pourquoi elle. Pourquoi pas moi ? ». Quelle force d’âme ! C’est seulement quand son serviteur lui dit que les soldats ont « déféqué et uriné » sur ses livres que sa « tristesse se mêle de rage » et qu’il s’exclame : « Mais ils ne respectent donc vraiment rien ! » Vous avez compris ? Les livres ont plus de valeur que Mayya, et puis justement, c’est la femme qu’il n’aime plus qui meurt. Pratique.

C’est ce que je reproche à ce roman : trop convenu, pas du tout réaliste, peu convaincant, à la limite de l’invraisemblable ou du grotesque, je ne saurais vous dire. Mais le plus grave, c’est que nous n’en apprenons pas beaucoup sur Idrisi, et le peu qu’on en sait ne nous le rend pas vraiment sympathique. Je crains que Tariq Ali essaie de nous vendre de la tolérance derrière de la faiblesse. Personnellement, à part le fait qu’Idrisi et Roger s’entendent bien, que Roger admire la civilisation musulmane, je ne vois pas très bien où est l’esprit tolérant d’Idrisi. Quant à son œuvre de géographe, elle passe un peu à l’as. Le livre que nous propose ici Tariq Ali participe plus du peace and love et du soap opera que de la vraie réflexion historique ; c’est cela qui me gêne. Les personnages ne sont pas approfondis, les relations humaines finissent par être superficielles à force de vouloir éviter les conflits. Bref, un roman peu sincère et qui rate son propos.

La tolérance n’est pas une image d’Epinal ; elle ne doit pas le devenir, et il faut oser dire les choses telles qu’elles sont.  La tolérance amoureuse qu’Ali prête à ses personnages est hors-sujet, voire ridicule dans ce contexte, car elle n’a rien à voir avec la tolérance religieuse dont parle la quatrième de couverture. Tariq Ali évite sans cesse les discussions essentielles. Par exemple, le procès puis l’exécution de Philippe (résumée en deux phrases pour cette dernière) me restent un peu en travers de la gorge. Si l’auteur voulait nous présenter Philippe comme un martyr, il fallait y mettre un peu plus de conviction.

Pourtant, ça commençait si bien…


Traduit de l’anglais par Diane Meur, Sabine Wespieser, 2007

Un livre : Le responsable des ressources humaines (Avraham B. Yehoshua)

Avraham B. YEHOSHUA

 

Le Responsable des ressources humaines
(שליחותו של הממונה על משאבי אנוש)

Lieu : Jérusalem
Action : attentat sur un marché
Conséquence : plusieurs victimes, hôpitaux débordés, morgue surchargée

Voilà le quotidien dans la capitale israélienne tel qu’il nous est présenté. Mais cette fois, un cadavre ne peut être identifié. Seul indice : sa feuille de paye avec le nom de la société et le numéro attribué à l’employée. Vous avez noté le ʺeʺ ? Oui, la victime est une femme.

Mis au courant, un journaliste très venimeux - et au demeurant fort peu sympathique - fait paraître dans une feuille de chou locale un article condamnant l’indifférence de l’entreprise, une boulangerie ancienne et réputée, qui ne s’est à l’évidence pas rendu compte de l’absence de son employée et n’a pas déclaré sa disparition. Le directeur de l’entreprise, un octogénaire mélancolique, décide de tout mettre en œuvre pour réparer cette erreur et faire ainsi son mea culpa public : il charge son responsable des ressources humaines (dont on ne connaîtra jamais le nom) d’enquêter sur cette femme. Entre alors en scène le protagoniste de cette « Passion en trois actes », comme l’indique le sous-titre du roman.

Avraham B. Yehoshua raconte en effet le parcours intérieur de cet ancien officier quarantenaire qui, au début froid, peu ouvert et aigri par l’échec de son mariage, va s’ouvrir à la douleur et à la souffrance. Il va faire sienne la tragédie dont a été la victime Julia Ragaïev, et intérioriser le désir de son patron de réparer "la faute originelle", à savoir l’indifférence impardonnable de l’entreprise. Il va surtout prendre sur lui la faute du contremaître amoureux de la jeune femme, qui, sans prévenir le DRH, l’a renvoyée pour ne pas succomber à la tentation de l’amour. D’où l’ignorance de l’entreprise.

Il s’agit (avec La Fille que j’ai abandonnée de Shuzaku Endo) d’un des plus beaux textes sur la pénitence que j’aie jamais lu. Cette dernière va mener le DRH au fin fond d’un pays qu’on ne nomme jamais mais que l’on devine aisément. Tout au long de ce parcours, il va découvrir en lui une richesse d’émotions qui vont le surprendre autant qu’elles vont nous émouvoir : le lecteur a en effet le privilège d’assister à l’éclosion d’une humanité, à la naissance d’une conscience.

Toutefois, la beauté du roman, en-dehors du thème abordé, tient aussi aux passages en italique, à ces voix qui peuvent nous rappeler celles des Erinyes, ces déesses grecques de la vengeance, mais aussi celles de l’inconscient, telles que Juan Goytisolo nous les présente dans son très beau Pièces d’identité (Señas de identidad, 1966). Ces voix constituent en effet des intermèdes méditatifs et merveilleusement poétiques qui permettent une distorsion du point de vue. Un seul exemple :

« Il se tourna contre le mur où la flamme dansante du poêle dessinait des ombres chinoises et finit par sombrer dans le sommeil.

Mais pour nous, la flamme brûle encore, elle nous attire, nous déchire, bouleverse le temps et l’espace. Nous sommes les tentacules du rêve d’un homme, la quarantaine, ancien officier, père divorcé d’une fillette de douze ans, responsable des ressources humaines d’une entreprise, chargé d’une mission spéciale dont la première étape est le poste de garde d’une base militaire, autrefois secrète, devenue aujourd’hui un site touristique, où il est étendu sur un léger matelas, enveloppé dans une couverture militaire. Nous avons le sentiment qu’il aimerait rêver. »

Ce DRH anonyme, semble nous dire Yehoshua, c’est l’Etat d’Israël qui doit réfléchir à une certaine morale sociale. En ce sens, Le Responsable des ressources humaines est le pendant romancé d’un essai intitulé Israël, un examen moral (Calmann-Lévy, 2005). La question éthique abordée dans ce roman est celle de la responsabilité et de la dette de l’Etat d’Israël envers les victimes des attentats, et par là, du droit des membres de leur famille. Je ne vous révélerai pas la dernière phrase du roman qui nous donne la clé de ce chemin de croix parcouru par le DRH.


Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Calmann-Lévy, 2005, 279 pages

samedi 17 mars 2012

Des disques : L'Arpeggiata

L'Arpeggiata

Tout a commencé par un film, le deuxième de Philippe Claudel, Tous les soleils (2011). J’avais aimé Il y a longtemps que je t’aime (2008), en partie parce que j’y retrouvais l’atmosphère de deux de ses romans, Les Ames grises (2003) et Le Rapport Brodeck (2007). Quand j’ai vu qu’il avait sorti un deuxième film, j’y suis allée les yeux fermés, je ne savais même pas de quoi ça parlait. Ma surprise fut alors d’autant plus grande : le personnage principal du film est professeur de musique baroque à l’université de Strasbourg, spécialiste de la tarentelle. Je n’ai jamais caché ma fascination pour la musique baroque, pour le paradoxe de cette gaité empreinte de nostalgie (importance donnée au contrepoint), ou cette nostalgie empreinte de gaité (importance donnée aux ornements). C’est tout ce que j’aime, c’est pour moi l’essence même de l’humanité, donc un des fondements de l’art.

Le film m’a plu mais cette page n’est pas le lieu pour en parler. Il m’a surtout permis de découvrir une formation baroque, L’Arpeggiata, dont l’album La tarantella (2001) constitue la bande son, et qui propose un répertoire du baroque traditionnel du sud de l’Italie. Dans cet album, mes deux morceaux préférés sont Silenzio d’amuri et Tarantella calabrese.

L’Arpeggiata est une formation baroque créée en 2000 par la harpiste et luthiste Christina Pluhar, qui joue aussi du théorbe, cette sorte de grand luth à 14 cordes, inventé en Italie au XVIe siècle. Cet ensemble « a pour vocation d’explorer la riche musique du répertoire peu connu des compositeurs romains, napolitains, français et espagnols du premier baroque », à savoir le début du XVIIe. Par ailleurs, « il s’est donné comme fils directeurs l’improvisation instrumentale[1] » de même qu’il ʺmet en scèneʺ ses interprétations, restant ainsi fidèle à la tradition baroque qui ne dissocie pas musique, chant, danse et théâtre. Pour interpréter ce répertoire, Christina Pluhar fait appel à des solistes de renommée internationale dont le plus célèbre est certainement le contre-ténor Philippe Jaroussky.

Christina Pluhar

Ont suivi de nombreux albums dont Los impossibles (2009) et Los pájaros perdidos (2012). Le premier propose des morceaux espagnols et mexicains du XVIIe siècle parmi lesquels La dia spagnola et El guapo sont de pures merveilles.

Dans Los pájaros perdidos, Christina Pluhar nous invite à un voyage musical en Amérique latine, du baroque au tango, en passant par le boléro et le fandango. On peut lui reprocher d’avoir introduit des morceaux trop connus sans en proposer une interprétation nouvelle comme c’est le cas pour Bésame mucho. Quant aux hispanophones et hispanistes chevronnés, ils seront déçus par des morceaux comme Duerme negrito ou Alfonsina y el mar car ils n’apportent rien d’original aux interprétations d’Atahualpa Yupanqui pour le premier, de Mercedes Sosa pour le deuxième. Passons cependant sur cet excès de marketing car le reste est magnifique et à la hauteur de ce que la musicienne et son ensemble proposent depuis le premier album. En ce qui me concerne, j’ai été envoûtée par ¡Ay! este azul et Como la cigarra, deux morceaux interprétés par Philippe Jaroussky (en solo pour le premier, en duo avec Raquel Andueza pour le deuxième).

L’Arpeggiata à la salle Gaveau, le 31 janvier 2012




[1] Toutes les citations sont extraites du site de l’ensemble : http://www.arpeggiata.com/.


dimanche 11 mars 2012

Un livre : La chouette aveugle (Sadegh Hedayat)

Sadegh HEDAYAT
(1903-1951)


La Chouette aveugle
(بوف کور)


Comment parler intelligemment d’un ouvrage qui renferme déjà en lui-même toutes les données de l’intelligence ? Cette chronique est donc un défi - au roman d’Hedayat mais aussi à moi-même - et la problématique est : comment aller au-delà de l’indicible ? Cette question, c’est non seulement celle que je me pose alors que je commence cette chronique, mais c’est aussi celle que se pose le personnage anonyme qui nous narre son histoire au long des quelques 170 pages qui composent le roman.
J’ai lu pour la première fois ce roman d’Hedayat il y a dix ans : c’était pendant les vacances de Pâques, et un de mes amis iraniens me l’avait offert l’après-midi même. Je l’ai commencé le soir - il était 23h - et l’ai terminé à 3h du matin. Depuis, quand j'en recommande la lecture, je conseille toujours de le lire d’une traite car il me semble que c’est la seule manière d’appréhender cette œuvre, la seule manière aussi de lui rendre justice.
Le narrateur, exilé du monde de la raison, et aidé par le vin et l’opium, sombre dans un délire qui s’apparente toutefois à des événements vécus. La frontière est ténue, ce qui explique une écriture parfois circulaire, je veux dire par là des passages qui se répètent comme une cantilène dont on ne sait pas très bien si c’est un chant de mort ou un chant de vie, et qui par conséquent tient des deux.
Dans son délire, le narrateur voit très nettement les deux faces de notre monde, son incommensurable horreur mais aussi son incommensurable beauté. Il nous décrit un cadavre en décomposition, le plaisir du boucher d’en face quand il équarrit les bêtes attachées au croc de son étal, ou l’effroi d’un homme - son père en l’occurrence… ou son oncle - qui a dû passer la nuit enfermé dans une pièce où se trouvait un cobra et qui en est ressorti vivant mais les cheveux blanchis et l’esprit évadé. Mais il décrit aussi la fraîcheur d’un tableau qu’il peint machinalement depuis des années et qui représente un vieil homme assis près d’un cyprès au bord d’un ruisseau, et auquel une jeune fille, de l’autre côté du cours d’eau, tend une branche de capucine.
Je vous jure que l’illusion est parfaite : les caractères noir sur blanc de votre ouvrage s’animeront et vous verrez le ciel limpide où ne traînent que quelques nuages, la transparence diamantée de l’eau du ruisseau, les feuilles du cyprès frémissant sous le vent, le rouge sanguin des pétales des fleurs ; et, comme lui, vous serez saisis par la beauté des yeux de la jeune fille, de ces grands yeux qui semblent dévorer le monde.
Certes, l’amour est l’un des fils conducteurs des souvenirs du narrateur. Il s’agit d’un sentiment qui dérive entre amour, désir, obsession, dégoût et haine, mais qui n’apparaît au final que comme une parodie macabre de cet amour mystique chanté justement par tant de poètes persans. Comme si le narrateur était conscient de la vanité de toute chose, de l’horreur comme de la beauté. Comme s’il avait compris, entre deux pipes d’opium, que l’une comme l’autre ne sont qu’évanescentes, par conséquent éphémères et donc supportables. Au réveil, il sait que les délires et les cauchemars qui l’ont assailli ne sont plus rien d’autre que les émanations d’un cerveau malade et moribond. Pour quelqu’un qui passe son temps à fuir la réalité, il fait preuve d’une lucidité terrifiante.
La solitude désespérée mais volontaire du narrateur nous renvoie aussi forcément à notre propre solitude ;  cette solitude envahit l’espace, nous déborde à tel point qu’il nous semble devenir le personnage de ce roman. Il est en effet si facile de se laisser aller à l’illusion de la mort, au plaisir de la perte de soi, à l’évanouissement de la raison. Ce livre nous offre en effet la chance de voir le monde tel qu’il est, libéré des limites de la raison ; à défaut de pouvoir posséder le monde, on pourra sentir l’ivresse d’être possédés par lui. L’intelligence du roman réside essentiellement en cela : on ne lit pas le roman, on le vit. C’est effrayant, en même temps qu'exaltant.
L’incipit de La Chouette aveugle fait partie de ceux - comme celui du Quichotte, comme celui de la Recherche - qu’il est enrichissant de connaître par cœur car ils reposent sur une contradiction qui constitue l’acte de naissance du livre :
« Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s’ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu’un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu’ils partagent d’ailleurs eux-mêmes, s’efforcent d’accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l’homme n’a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l’oubli que dispensent le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n’en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s’exaspérer de nouveau. »
Pour la suite, osez ! Vous n’en sortirez pas indemnes ; mais vous en sortirez grandis.

Tombe de Sadegh Hedayat au Père Lachaise (Paris, France)

Traduit du persan par Roger Lescot, José Corti, 1953, 196 pages

samedi 10 mars 2012

Un livre : La tante Julia et le scribouillard (Mario Vargas Llosa)

Mario VARGAS LLOSA
(Né en 1936)

MVLL

La Tante Julia et le scribouillard
(La tia Julia y el escribidor)



Je ne m'attendais pas du tout à cela, et rien que pour cette raison, ce livre est un vrai bonheur. Une autobiographie ! Le portrait haut en couleurs d'un écrivain (mais pas celui auquel on pense) et, ce faisant, une réflexion ludique sur l'inspiration. La conjonction "et" est un piège dans lequel je suis tombée à pieds joints car la tante Julia et le scribouillard n'ont rien à voir l'un avec l'autre (ou si peu), si ce n'est le lien que l'auteur entretient avec eux.
J'ai préféré l'histoire de la tante, que j'ai trouvée haletante. Celle de Pedro Camacho, une fois compris le jeu sur l'écriture de ses feuilletons, a perdu un peu de son sel, et j'avoue que j'ai sauté le dernier épisode car je voulais avancer dans les aventures de Varguitas et de Julia.
Cela n'empêche pas que j'ai trouvé ce livre passionnant car il possède les ingrédients que j'apprécie en littérature : sincérité de l'approche du sujet et profondeur de ce dernier, humanité dans la manière de peindre les personnages ; mais tout cela avec une distance qui fait que rien n'est dit et que tout est possible. Pas de poncif, pas de vanité, mais une aimable (et parfois hilarante) conversation avec le lecteur. Par certains aspects, ce roman m'a rappelé La Ruche (La colmena) de Camilo José Cela, avec son immense tendresse pour ses personnages malgré le tragique de l'existence.

Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Gallimard, 1979, 396 pages

Un livre : Mes années d'enfance (Theodor Fontane)

Theodor FONTANE
(1819-1898)


Mes années d'enfance
(Meine Kinderjahre)

 

Ce livre a une très forte présence. Fontane s'y montre sous un jour attendrissant (l'enfant qu'il fut) mais de loin, de l'âge adulte ; c'est cette sincérité à rebours qui m'a émue.
Il a écrit ce texte en 1892 (à 72 ans) sur les conseils de son médecin qui lui propose de replonger dans son enfance afin de se libérer du blocage qui l'empêche d'écrire Effi Briest. Il raconte les années vécues à Swinermünde (aujourd'hui en Pologne) entre sept et douze ans. Il est fascinant de voir combien voyager dans le passé peut parfois permettre de mieux avancer.
"Malgré ce dernier semestre et ses multiples contrariétés, ce fut une époque heureuse. Plus tard - à l'exception du soir ultime de ma vie - je n'ai connu que des instants isolés de bonheur. Mais à l'époque, quand je jouais dans ma maison et dans la cour et, dehors, livrais mes combats, j'avais le coeur innocent et l'esprit en éveil, plein d'allant et d'ardeur, un vrai petit garçon, le fils de braves gens. Tout était poésie. La prose est bien vite arrivée, sans toutes les formes possibles, souvent aussi de ma propre faute."
C'est ainsi que Fontane résume son enfance ; je pourrais résumer la mienne avec les mêmes mots.

Traduit de l'allemand par Éliane Kaufholz-Messmer, Jacqueline Chambon, 1996, 247 pages

Un livre : La conquête du courage (Stephen Crane)

Stephen CRANE
(1871-1900)



La Conquête du courage
(The Red Badge of Courage)
Voilà un livre étrange car mettre l'instrospection au sein de scènes de bataille est le pari qui sous-tend le roman. Par ailleurs, le jeune Henry Fleming, le héros, n'est désigné la plupart du temps que par "l'adolescent", "le garçon" ou tout simplement "il", comme s'il n'était que le symbole de toute une génération de jeunes gens, ravagés par le désir de gloriole. Au début, en effet, il ne s'agit que de cela, de vanité et de virilité qui se cherchent.
Le roman s'ouvre sur un long moment d'attente de la bataille qui permet au jeune héros de l'anticiper, de la vivre avant l'heure, de l'imaginer. Il est devant une grande inconnue, mais il sait - ou plutôt il a l'intuition - que la bataille est un monstre qui se gorge de sang. Son esprit examine alors dans ses plus intimes recoins la peur d'avoir peur, la peur aussi de ne pas correspondre à l'image qu'il se fait de lui-même.
Enfin arrivent les premiers combats. Mais le rythme du récit ne suit pas le rythme de l'action, et le lecteur comme le héros sont en décalage permanent avec la réalité qui se déroule autour d'eux. Henry vit son premier assaut, la panique, la fuite éperdue, la mort de ses compagnons, la vue des premiers cadavres - bref, l'horreur de la guerre - comme une chose à laquelle il est étranger tout en sachant que ce n'est pas vrai. Il voit le monde qui l'entoure comme une sorte de poème épique qu'il serait en train de lire plus que de vivre : "le soleil rouge était collé au ciel comme une hostie". Pour le lecteur, c'est un moment splendide car les rôles sont inversés : il est dans la bataille alors que le héros semble la contempler. Puis il y a la honte, suivie d'un autre décalage, celui du pardon que le lecteur accorde immédiatement au jeune héros, mais que lui-même ne s'accordera qu'à la fin.

La deuxième partie répond au titre du roman car il s'agit pour Henry de conquérir ce courage qu'il réclame tant, mais surtout de comprendre que l'ivresse du combat et l'estime de soi proviennent de la même source, celle qui consiste à donner le meilleur de soi-même. Henry ne devient homme que lorsqu'il est parvenu à se pardonner son unique moment de lâcheté, à le "tenir à distance", à le mépriser sans se mépriser, à dissocier l'acte de la personne qui l'a commis. "Les cicatrices se fanent comme des fleurs", conclut Stephen Crane.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Aury, Sillage, 2006, 251 pages